Serge : le prophète de 68

Serge n’est pas sans remplir auprès de Paul la fonction que la demande de récit qui caractérise le jeune homme lui assigne : qu’il évoque ses souvenirs, qu’il raconte et se raconte en héros martyr de 68. Au cours du périple qui les fait remonter des environs de Naples à Paris, Serge raconte. De ce fait, le malaise dans la coopération dont il est le plus souvent responsable est en partie jugulé. Serge fait part à Paul du temps (l’année 69) qu’il a passé à Positano [séq. 9]. Il lui explique la mécanique du rituel barbare des électrochocs et les douleurs atroces qui lui sont liées, électrochocs directement liés pour lui à mai 68 [séq. 14]. Il se confie même un moment spontanément à Paul en lui avouant qu’il a l’impression de devenir fou en raison de son sentiment « de ne plus voir le monde comme il est, mais plutôt comme il était » [séq. 17]. Surtout, Serge entre véritablement en narration et assume un récit lorsqu’il évoque ce que fut pour lui l’expérience de la mobilisation révolutionnaire en 68, son contact avec les vieux anarchistes, l’espèce de griserie attachée aux réunions politiques clandestines débouchant le lendemain sur des manifestations monstres [séq. 19]. Au restaurant, le visage éclairé par la lumière ocre d’une bougie qui lui donne un air crépusculaire, Serge fait preuve d’une exaltation inhabituelle. On le sent animé d’une volonté de faire partager à Paul un enthousiasme ancien, comme si tout à coup le périple italien, avec ses souvenirs heureux (Positano), avec ses vestiges chargés d’Histoire (la vieille maison, le palais inachevé) qui semblent moins construits de pierres que de mémoire, avait eu pour aspect positif de faire se lever dans l’âme de Serge un goût pour l’évocation de ce qui de son propre passé est lié à l’Histoire. Serge semble sur le moment inspiré par le souffle même de l’Histoire. Jamais mieux qu’au cours de ce pan de leur dialogue il n’assouvit la demande de récit de Paul fondamentalement liée aux événements de mai 68.

On ne saurait donc dire que Serge ne remplit pas en grande partie son « rôle » coopérateur dans le dialogue général qui se tisse entre lui et Paul. Serge sait se faire parole inspirée et c’est d’ailleurs sur cette base que vient se greffer l’interprétation que donne Thierry Jousse de la relation qui unit les deux hommes. Cette interprétation se trouve à l’issue d’un article 854 qui propose une intéressante relecture globale de l’œuvre filmique de Philippe Garrel à l’aune du rôle crucial que viendraient y jouer les figures bibliques de Saint Paul et de Saint Jean. Pour résumer son propos, Thierry Jousse entend donner une valeur forte au fait que les films de la période des « années d’adolescence » du cinéaste (en particulier Marie pour mémoire et Le Lit de la vierge) ménagent une part importante aux références bibliques. Sur cette base, il considère que le cinéma de Philippe Garrel tend au cours de cette période « vers une parole prophétique, inspirée, soufflée, une parole johannique en quelque sorte, au sens où l’apôtre Jean, figure de la mystique incodable, s’oppose à Paul, le scribe qui écrit un récit sommé de rendre des comptes au sens. » 855 Ainsi Jean le prophète s’opposerait à Paul le scribe et les premiers films de Philippe Garrel auraient opté résolument pour l’inscription dans la tradition du premier. Mais avec le tournant que marque L’Enfant secret, Philippe Garrel aurait aussi changé de camp biblique : « Tournant le dos à la tentation johannique, Garrel va peu à peu pencher du côté de la tradition paulinienne, devenant à son tour le scribe de sa propre autobiographie, dont il va faire la matière de la plupart de ses œuvres […]. » 856 La pertinence et la justesse globale de la lecture de Thierry Jousse (qui n’en manque certes pas) nous importe moins que ce qu’elle offre de dire à l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma du rapport qui unit Serge à Paul :

‘« La rencontre de Daniel Duval et Xavier Beauvois matérialise la coexistence et la disjonction entre la tentation prophétique et la nécessité du récit, entre Saint Jean et Saint Paul. Car au fond, le personnage de Duval est un inspiré, une sorte de mystique, un de ses prophètes dans la tradition christique chère au Garrel de la fin des années 60, sauf qu’ici, le souffle qui l’anime est comme éteint, sa parole est lointaine, comme envahie par un silence assourdissant, sa présence est rigoureusement fantomatique, comme s’il réunissait en lui tous les fantômes qui reviennent à chaque film hanter le cinéma de Garrel. En face, Xavier Beauvois est un scribe balbutiant qui tente d’écrire l’histoire à partir des aphorismes énigmatiques de l’inspiré […]. » 857

La lecture de Thierry Jousse a, à nos yeux, un double mérite. Premièrement, en faisant de Serge une incarnation métaphorique de Saint Jean, porteur de la parole inspirée, et de Paul un « lieu-tenant » de Saint Paul, Thierry Jousse situe bien l’enjeu du rapport qui unit les deux hommes sur le terrain de la parole et de la manière dont elle circule entre les deux hommes. Au vu de ce qui apparaît dans la séquence du restaurant, on peut s’inscrire dans le sillage de Thierry Jousse en voyant en Serge ni plus ni moins que l’inspiré de 68, une sorte de prophète de mai. De même, on ne peut qu’être d’accord avec ce critique lorsqu’il fait de Paul la figure « balbutiante » dépositaire de la « nécessité du récit » : cela cadre parfaitement avec l’idée d’un Paul en demande de récit. Il convient simplement de préciser qu’il ne s’agit pas pour Paul de convertir en récit une parole qui ne serait pas par elle-même narrative, ce que les formulations de Thierry Jousse auraient tendance à faire accroire et ce qui constitue sans doute le point le plus discutable ici de son intuition critique. Il s’agit bien pour Paul de recevoir une parole qu’il souhaite déjà en elle-même narrative et cousue d’Histoire, comme nous avons tenté de le mettre en évidence précédemment. Que cette parole cousue d’Histoire prenne par-dessus le marché des allures prophétiques, cela ne peut que venir en adéquation avec la représentation fantasmatique et lyrique que Paul, sur le lit de son ignorance admirative, se fait des événements de mai 68. Car il est significatif que le premier et l’unique mot qui lui vienne à la bouche pour les qualifier soit celui de « révolution ».

Si la lecture de Thierry Jousse retient en deuxième instance l’attention, c’est parce qu’il pointe et synthétise en quelques formules le caractère problématique de la parole de Serge. En ce sens, la lecture de Thierry Jousse peut servir ici à donner plus de force au virage que doit maintenant effectuer notre analyse quant à la coopération de Serge. Si Serge n’est pas totalement défaillant dans sa coopération, il n’en demeure pas moins qu’il l’est profondément. Thierry Jousse ne parle évidemment pas de malaise dans la coopération. Mais il en pointe le lieu d’effectuation : la parole même de Serge. Plus encore, en parlant de « coexistence et de disjonction » entre la part de ce qui relève du prophète et la part de ce qui relève du scribe, Thierry Jousse suggère, à sa manière, que c’est une profonde « dramatique » de la coupure-lien qui s’instaure entre les deux hommes sur la scène de leur difficile dialogue.

Notes
854.

Thierry Jousse, « Philippe Garrel, le prophète et le scribe » in Cahiers du cinéma n° 533, mars 1999, pp. 31-32.

855.

Art. cit., p. 31.

856.

Ibid., p. 32.

857.

Ibid., p. 32.