Serge ou le laconisme comme être-langagier

Les principaux moments de coopération que nous avons évoqués ne doivent pas masquer ce qui se dessine la majeure partie du temps : dans le dialogue qui s’instaure entre lui et Paul, Serge ne produit pas une coopération satisfaisante. Ce manque de coopération est net et il tient d’abord à ce qu’on pourrait nommer l’être-langagier de Serge : le laconisme, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’institue pas les conditions idéales pour un dialogue. Serge a le verbe rare et ne produit le plus souvent que des formules ramassées, constituées parfois d’un mot unique comme la plupart des commentaires tenus sur le film sont venus le souligner 858 . Nombre de ses tournures de phrases sont aphoristiques, énoncées sur un ton catégorique qui ne souffre pas de plus amples développements (avec Hélène, il peut dire : « Quand on fait l’amour très fort on est très seul. C’est justement parce qu’on est seul qu’on fait qu’un. » [séq. 47]). On notera qu’en présence de Paul, les laconismes de Serge peuvent se faire autoritaires, cassants et parfois humiliants quand ils renvoient le jeune homme à son inexpérience (« Contente-toi de conduire », assène Serge lorsque Paul lui demande quelle est la différence entre conduire et piloter une Porsche [séq. 17]) ou qu’ils semblent venir réprimer ses bêtises d’enfant (« Tu ralentis ! » [séq. 31]).

Si le laconisme peut être dit l’être-langagier de Serge, c’est que ce personnage revendique, voire théorise ce laconisme au moment où Paul et lui visitent le palais inachevé [séq. 18]. Au jeune homme qui lui fait remarquer qu’il donne toujours l’impression de dire deux choses en une seule fois parce qu’il vient d’énoncer que les italiens étaient aussi forts dans l’inachevé que dans l’achevé, Serge rétorque : « Il vaut mieux tout dire en une seule, non ? » On pourra remarquer la tournure affirmative d’une fausse question qui sonne au contraire comme l’auto-définition de la manière de parler de Serge. Cultivant les énoncés réduits à la portion congrue, taillés et secs comme des mots-cailloux, Serge est effectivement l’homme qui ne s’exprime pratiquement plus que par formules définitives qui sont censées tout dire. Au point que seule la tautologie peut finir par avoir pour lui valeur de forme-sens : « On était révolutionnaire. Et quand on est révolutionnaire, on fait la révolution. » [séq. 11] Au point qu’en certaines occurrences, Serge en dit à la fois trop et pas assez pour que Paul puisse se sentir reconnu comme un interlocuteur valable. Ceci explique le coup de sang du jeune homme lorsqu’il démarre la Porsche en trombe après leur visite du palais inachevé [séq. 18]. Devant le caractère ironique du dernier aphorisme de Serge – « Le vrai malin, c’est celui qui est malin le dernier » – Paul se sent manifestement visé et cherche à faire sortir Serge de son ténébreux quant-à-soi en voulant lui prouver que s’il n’est pas malin, il sait au moins conduire 859 . Ainsi, les laconismes et les tournures aphoristiques maintiennent Paul à ce point à distance que le lien tissé entre les deux hommes est parfois menacé de rupture tant les conditions d’un dialogue possible ne sont pas remplies.

Si le laconisme et les formulations définitives sont les premiers symptômes d’un profond malaise dans la coopération avec Paul, ce n’est pourtant pas seulement ou pas décisivement parce qu’ils témoignent d’un refus ou d’une impossibilité à nourrir le dialogue de la part de Serge. C’est aussi parce qu’ils contreviennent très directement à la demande de récit du jeune homme. Alors que Paul voudrait « communier » 860 avec l’histoire personnelle de Serge autant qu’avec l’Histoire, ce dernier rend problématique la communication de toute histoire, privée ou collective, en tuant pratiquement dans l’œuf la plupart des récits que le jeune homme cherche à amorcer. C’est ainsi que dès Positano, alors que Paul demande à Serge s’il était déjà venu dans ce village, ce dernier ramasse en une courte phrase une année entière de sa vie : « J’ai vécu là pendant un an. » [séq. 9] C’est ainsi que pour toute explication des raisons qui font qu’il n’a plus de femme, Serge assène un lugubre « Elle s’est tuée », qui ne suffit pas à faire comprendre si elle a mis fin à ses jours volontairement ou si sa mort fut accidentelle [séq. 16]. Mis à part les moments que nous avons mentionnés plus haut, Serge ne développe aucun récit que Paul pourrait recevoir en partage. Au mieux, ses paroles ne font que désigner l’espace d’un passé extraordinaire de densité sans en faire matière à narration. On en trouvera l’exemple ultime dans la manière dont Serge évoque devant Paul ce que fut son expérience de la drogue. « Tout », répond Serge au jeune homme qui lui demande quel type de stupéfiants il consommé dans sa vie [séq. 17]. Le laconisme de Serge atteint ici son point d’acmé : en synthétisant son passé de toxicomane en un mot unique qui porte avec lui le concept de totalité, Serge réalise ici mieux que jamais sa volonté de « tout » dire en une seule fois, écrasant Paul sous un trop plein qui, plutôt que de combler la demande de récit du jeune homme, ne peut que l’étouffer.

Notes
858.

Cf. par exemple, Francis Vanoye, « Façonner son image, raconter son histoire. Le narcissique et l’autobiographique » in Positif n° 478, décembre 2000, p. 60 et Charles Tesson, « Les Hautes solitudes », art. cit., p. 30.

859.

Paul rétorque, après avoir effectué une marche arrière nerveuse : « Ch’uis pas malin, moi je sais conduire alors je conduis. »

860.

Pour reprendre une expression de Charles Tesson. Cf. « Les Hautes solitudes », art. cit., p. 30.