Charles Tesson avance l’idée que « tout au long du film, on ignore si l’épaisse fatigue qui assombrit le corps de Serge vient du fait d’avoir trop vécu ou d’avoir déjà trop parlé, trop raconté, de telle sorte que Paul arrive trop tard, à un point précis où toute histoire ne raconte plus que sa propre impossibilité à être transmise, cadre vivant et funeste du film. » 861 Si nous ne sommes pas certains que l’impossibilité de l’histoire de Serge à être transmise « se raconte » dans Le Vent de la nuit (ce qui serait encore un moyen torturé de combler la demande de récit de Paul), il est remarquable en revanche que le malaise dans la coopération que ce personnage instaure ne vient pas seulement d’une absence de développement des récits que Paul sollicite. Il vient plus fondamentalement d’une impossibilité à transmettre histoire et Histoire, en effet, parce que les conditions de la transmission ne sont pas remplies. Pour reprendre un partage d’Emmanuel Lévinas 862 entre « dire » et « dit », un « dire » a lieu de la part de Serge, très important parce qu’il sauve la situation d’interlocution, mais le « dit » se fait très obscur. Il ne s’agit plus seulement ici de laconisme, mais d’abord de formulations qui ne peuvent que rester inintelligibles à Paul parce que ce qu’elles disent reste insaisissable. Soit que le pan de vie de Serge se transforme en pur vide par la formule qu’il emploie (c’est le « rien » que Serge donne pour réponse à Paul qui lui demande ce qu’il a fait pendant un an à Positano [séq. 9]). Soit que la réalité des anciennes croyances de Serge se perde dans les contradictions binaires d’une énonciation présente (c’est le « Ouais… non » que Serge répond à Paul qui vient de lui demander s’il a cru à la révolution [séq. 9]). Soit enfin, et c’est le cas le plus courant, que la parole de Serge se fasse si mystérieuse qu’elle revêt le statut d’énigme impossible à déchiffrer (c’est, par exemple, le « si j’t’emmène pas jusqu’au bout, faudra pas m’en vouloir » que Serge fait planer comme une menace sur Paul qui vient de lui demander s’il pouvait continuer le voyage avec lui jusqu’à Paris en Porsche [séq. 12]). En chacun de ces cas, la demande de récit n’est pas comblée parce que, malgré le dire de Serge, ce qui devrait constituer le noyau essentiel du propos ne se dit pas. L’énonciation est là, mais la transmission du récit ne se fait pas.
Cette impossible transmission par la parole, peut-être vient-elle en partie de la part de Serge d’un doute porté sur le « dit » qui s’épuiserait à traduire par le langage la vérité et la chair d’une expérience de vie. C’est bien ce que le spectateur est amené à comprendre lorsqu’il affirme à Paul qu’on ne peut pas dire qu’on lui a fait des électrochocs parce qu’il a fait mai 68, alors que c’est pourtant « comme ça que ça s’est passé » [séq. 14]. La réalité d’une vie passée avec toute la complexité de ses enchaînements tragiques, avec la part d’inexplicable contenue dans les liens qui unissent des moments de vie apparemment déconnectés les uns des autres, Serge considère sans doute que le langage est incapable d’en rendre compte. Pourquoi s’épuiser à mettre en récit ce que de toute façon le langage ne parvient pas à dire ? Pourquoi chercher à expliquer ce qui s’est passé si cela reste fondamentalement inexplicable ? Tel est peut-être, tel est sûrement l’état d’esprit dans lequel se trouve Serge : celui d’une mise en doute radicale du dit, qu’il vaut mieux en ce cas ramasser en un dire définitif, qui ne vient combler aucune demande de récit, mais qui, comme on le verra, produit peut-être autre chose. Thierry Jousse paraît abonder en ce sens lorsqu’il affirme que Serge fait preuve d’une « conscience aiguë que la puissance de l’énonciation importe plus que le récit lui-même. » 863 Mais il n’est pas certain que cette puissance de l’énonciation, cette force du dire soit un choix positif de la part de Serge. Tout laisse à penser au contraire que Serge s’est entièrement rangé du côté du dire pour une raison négative : l’impuissance du dit, sans lequel aucun vrai récit ne saurait se faire. En ce sens, Serge paraît un pas au-delà de cette « douleur du dialogue » 864 qu’évoquait Maurice Blanchot à propos du Square de Marguerite Duras 865 . Car dans Le Square, lu par Maurice Blanchot, ce qui faisait la douleur du dialogue, c’était précisément la difficulté d’un échange de paroles vraies et essentielles, banales et monotones mais parce que trop scrupuleuses à chercher à dire les choses qui « ne peuvent […] aller sans dire » 866 . Pour Serge, au contraire, le fait qu’on ne puisse pas dire qu’on lui a fait des électrochocs parce qu’il a fait mai 68 invite à comprendre qu’il est pour lui des choses qui sont proprement dénaturées par le langage, lequel rend tout dialogue et toute volonté de mise en récit dérisoires et inutiles.
Art. cit., p. 30.
Sur le « dire » et le « dit », cf. Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, op. cit., pp. 33 et 82.
Thierry Jousse, art. cit., p. 32.
Maurice Blanchot, « La Douleur du dialogue » in Le Livre à venir (1959), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1996, pp. 207-218. Signalons que Charles Tesson place en exergue de son article critique sur Le Vent de la nuit une citation tirée de ce texte.
Marguerite Duras, Le Square, Paris, Gallimard, 1955.
Op. cit., p. 218.