Serge : une « parole de la solitude » nimbée de silence

Mais l’on sent bien à la vision du Vent de la nuit que l’incapacité de Serge à transmettre son histoire provient de raisons bien plus graves et profondes qu’une mise en doute du dit. Car il ne faut pas l’oublier, Serge est au bord du suicide. Or, si le malaise dans la coopération au cours de son dialogue avec Paul se fait aussi radical de sa part, c’est parce que Serge ne s’ouvre jamais au jeune homme de son « projet » mortel. Pas un mot dans tout ce qu’il dit qui ressemble à un appel au secours. Rien qui puisse laisser suspecter aux yeux du jeune homme, peu lucide il est vrai, le désespoir intime que vit Serge. La véritable souffrance de Serge reste muette, d’autant plus muette qu’elle semble masquée sous le cortège des souffrances passées de cet homme. Serge, qui parle déjà si peu, parle finalement de tout sauf de ce qui le conduira à mourir isolé de tous dans son appartement, assis à son bureau. En ce sens, on peut dire de Serge qu’il est profondément absent au dialogue que Paul tente d’engager avec lui parce que ses pensées et son être sont ailleurs que dans l’espace-temps de la conversation. C’est pour Serge qu’il faut dire qu’il est déjà « de l’autre côté », comme Paul peut le dire d’Hélène après qu’elle s’est taillée les veines devant lui [séq. 30]. De la sorte, fermé sur lui-même, tourné vers l’horizon d’une mort qu’il souhaite et redoute en même temps, Serge paraît avoir franchi la limite qui rend tout dialogue et toute mise en récit totalement impossibles parce qu’il ne reste plus qu’une « parole de la solitude et de l’exil, parole de l’extrémité privée de centre et donc sans vis-à-vis […] » 867 , ainsi que le dit Maurice Blanchot. Si l’on suit l’auteur du Livre à venir sur ce point, Serge ne dit finalement rien de sa souffrance présente, parce que sa parole qui vient désormais de « l’autre côté » ne saurait être une parole adressée à un interlocuteur. Ainsi, la parole de Serge ne peut qu’être une parole entièrement vouée au malaise dans la coopération, parce que ce n’est plus du tout une parole faite pour le dialogue et encore moins pour produire un récit.

En définitive, on peut émettre l’hypothèse que plus encore que le caractère définitif de ses sentences, plus encore que la puissance de son énonciation, ce que Serge donne à entendre et à déchiffrer à Paul, c’est le silence qui entoure chacun de ses mots. Le spectateur ne peut que constater, en effet, le « silence bruissant » 868 , silence assourdissant même, qui nimbe les propos de Serge. Nombre de ses répliques formées d’un mot unique paraissent n’être émises que pour mieux faire résonner le silence d’où elles émergent et qui les suit. La mise en scène de Philippe Garrel contribue d’ailleurs à rendre très prégnant ce silence, en montrant souvent Serge totalement silencieux et lèvres closes avant qu’il ne se mette à parler ou en laissant durer assez longuement les plans après qu’il a parlé. Serge est de toute façon un homme muré dans le silence, ainsi que le donnent à voir les séquences où, totalement seul, il marche dans les rues de Paris ou de la petite ville italienne dans laquelle ils se sont arrêtés pour la nuit avec Paul [séq. 22 et séq. 13]. En ce sens, on peut considérer que la seule conversation qui pourrait être valable pour Serge serait ce que Pierre Klossowski proposait de nommer une « conversation muette » :

‘« Mais en l’occurrence, qu’est-ce donc : une conversation muette ? Nullement un code de sourds-muets – mais bien celui du refus de parler et de s’entendre vocalement, auquel soudain se décident de possibles interlocuteurs, chacun pour des motifs apparemment différents dans une situation prévisible ou fortuite. […] Dans le contexte d’une conversation, le silence qui intervient à certain moment réduit à sa seule présence physique l’interlocuteur qui se tait pour une raison quelconque. » 869

Telle paraît bien être, en effet, la posture de Serge : quasiment prostré dans le silence qui accompagne une parole qui ne cherche plus aucun interlocuteur, Serge offre finalement surtout sa présence physique à Paul comme un hiéroglyphe muet sur lequel une histoire se serait déposée et qu’il lui faudrait déchiffrer. Mais c’est à la fois trop et trop peu pour un jeune homme en demande de récit. Comme la multitude des questions qu’il pose le montre, Paul ne veut pas ou ne peut pas se contenter d’une conversation muette. Paul cherche en Serge un narrateur, fonction que la détermination de celui-ci à vouloir se supprimer le rend totalement inapte à remplir.

Notes
867.

Ibid., p. 214.

868.

Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 38.

869.

Pierre Klossowski, « Lettre à Frédéric Berthet » in Communications n° 30, op. cit., p. 7.