L’éducation d’un jeune homme

C’est donc un immense malaise dans la coopération qui s’établit entre Paul et Serge, en raison de l’incapacité à raconter dans laquelle se trouve ce dernier. L’impuissance foncière de Serge à répondre vraiment à la demande de récit de Paul revêt d’ailleurs un aspect tragique si l’on pense, comme l’écrit Karen Blixen, que « toutes les peines du monde on peut les supporter si on les fait entrer dans une histoire ou si on peut raconter une histoire sur elles. » 870 En ce sens, Serge se suiciderait aussi de n’avoir pas su raconter et se raconter à Paul.

Il est certain en tout cas qu’à travers le malaise dans la coopération quelque chose n’a pas fonctionné entre les deux hommes sur le terrain de la transmission de l’Histoire, alors même que Paul paraissait si avide d’entrer en communion avec elle. Cela, c’est la partie allemande du Vent de la nuit qui permet de le comprendre. Il est remarquable, en effet, que pendant tout le voyage qui les mène de Paris à Berlin, puis de Berlin à Paris, la demande de récit de Paul n’a plus cours. Paul n’interroge plus une seule fois Serge sur son passé. Il n’est plus jamais question de 68 et de son révolutionnaire mois de mai. Plus encore, Paul ne questionne plus que fort peu. À peine demande-t-il les raisons pour lesquelles ils se rendent à Berlin ou si le « rendez-vous » de Serge s’est bien passé et Paul se contente cette fois des réponses laconiques et lapidaires de son aîné [séq. 31 et séq. 38]. Il ne cherche plus jamais à produire des développements narratifs de la part de Serge. Est-ce parce que la demande de récit de Paul aurait été comblée ? Est-ce parce que Paul considère qu’il n’a plus rien à attendre sur le plan de la transmission de l’Histoire de la part de Serge ? Un incident laisse surtout penser que le malaise dans la coopération dont Serge s’est rendu responsable n’a fait que conforter le jeune homme dans ses tendance à aborder sans précaution et avec simplisme l’Histoire. Cet incident, c’est celui dont Paul est coupable dans un bar de bord d’autoroute au cours du voyage de nuit qui les mène à Berlin.

Seul dans le bar alors que Serge reste quelques instants à l’extérieur, Paul dérape [séq. 33]. Parce qu’il a en face de lui un vieil allemand qui a l’âge d’avoir connu les temps sinistres de l’Allemagne nazie, Paul provoque une esclandre, traite l’homme d’Obersturmfürher et finit, entraîné par Serge, par vider les lieux en saluant le vieil homme d’un provoquant « Heilut ! », joignant le geste à la parole. Paul dit du barman qu’il n’est « pas la peine de se demander ce qu’il faisait en 40… » Il est clair par conséquent qu’il ne s’agit plus à ce moment-là pour Paul de confesser une quelconque ignorance face à l’Histoire. Sans aucun recul, bardé de certitudes, Paul se pose au contraire en « sujet supposé savoir » qui diabolise l’acteur (possible) d’une Histoire qu’il n’a pas connue, préférant se ranger du côté d’un anti-nazisme médiocre parce que sans risque, plutôt que de trouver dans l’occasion qui lui fait rencontrer un vieil allemand l’opportunité de lui laisser raconter ce que fut la complexité de sa propre histoire 871 .

Rapporté à ce qui a pu avoir lieu auparavant dans Le Vent de la nuit, il n’est évidemment pas sans conséquence que l’incident provoqué par Paul ait pour objet le supposé engagement nazi d’un vieil allemand. Face à cet homme, Paul retrouve très exactement son réflexe qui consistait à ranger Blondin du côté des « fachos » et des « pro-nazi » sans jamais l’avoir lu. De manière plus grave encore, Paul n’a pas retenu la leçon que lui a livrée le mari d’Hélène à travers son récit des raisons qui expliquent l’engagement à droite de Blondin. Paul ne fait pas sien le plaidoyer pour la complexité des motivations qui poussent les hommes vers leurs engagements que contenait implicitement ce récit. Sur ce point, le mari d’Hélène apparaît dans Le Vent de la nuit comme la figure qui entre en opposition directe avec le Serge qui peut asséner que quand on est révolutionnaire, on fait la révolution. À rebours d’un discours qui se contente de tautologie parce que la transmission des engagements passés et des raisons qui les ont motivés n’est plus pour Serge ce qui compte, le mari d’Hélène prend appui sur la figure de Blondin pour démonter les automatismes (droite d’après guerre = nazi) et les conclusions par trop hâtives.

Face à deux hommes plus âgés qui ont eu des attitudes bien différentes en réponse à sa demande de récit, Paul semble avoir choisi – sans vraiment choisir sans doute. Il paraît finalement s’être laissé fasciné par un Serge à peu près incapable de raconter et qui, à son corps défendant peut-être, n’a fait que conforter le jeune homme dans son admiration pour la génération 68 et dans son approche grossière de l’Histoire. Les laconismes, les tautologies, les sentences et les aphorismes énigmatiques qui sont sortis de la bouche de Serge n’ont rien fait pour désillusionner Paul sur le caractère révolutionnaire de 68 et le peu que Serge a raconté a donné un tour de vis à l’illusion. Serge a fait sien le mot de révolution et s’est présenté ouvertement devant Paul comme un ancien révolutionnaire dont les engagements politiques l’ont conduit presque directement dans un bloc à électrochocs. En somme, Serge s’est bien présenté face à Paul comme ce héros qu’il s’attendait à trouver en lui. Il aurait fallu, pour que l’illusion tombe et pour ruiner toute représentation fantasmatique de l’Histoire, que Serge dise aussi à Paul que le héros est un homme intérieurement brisé qui a déjà un pied dans la mort. Mais cette parole ne vient pas et c’est finalement avec la certitude d’être aux côtés d’un héros martyr que Paul se rend en Allemagne. L’ironie dramatique a ici quelque chose de pathétique et n’est pas sans laisser un goût de cendre dans la bouche du spectateur. Il n’est pas difficile de comprendre en tout cas que c’est pour tenter de se hisser à hauteur de ce héros que Paul joue devant le vieil allemand les résistants de la millième heure.

Profondément tragique s’avèrerait ainsi le malaise dans la coopération qui s’établit entre Serge et Paul. Ne faisant qu’enfermer Serge un peu plus dans la voie du suicide, il n’aurait fait aussi que conforter Paul dans ses représentations fantasmatiques et ses postures caricaturales. Est-ce cela le propos du Vent de la nuit ? Est-ce ce constat amer et désabusé qu’il n’y a peu près rien à attendre de la rencontre et du dialogue entre deux hommes de génération différente, parce que chacun d’eux se voit renvoyé à ce qu’il était au départ sans que cette rencontre ne soit venue le changer, sinon en pire ? Ce serait oublier que Serge condamne sans appel le comportement de « con » 872 de Paul face au vieil allemand – comportement dont Paul s’excuse dès le lendemain matin [séq. 34]. Ce serait oublier aussi que l’échec dans la transmission de l’Histoire résultant du malaise dans la coopération paraît paradoxalement avoir pour effet, positif celui-ci, d’engager Paul dans la voie de l’âge d’homme. En refusant de se raconter plus qu’il ne l’a fait en Italie et en devenant aux yeux de Paul un héros, Serge est aussi devenu pour Paul l’exemple à suivre, en mal comme en bien.

C’est bien le sens de la séquence qui précède immédiatement le dérapage de Paul que de le mettre en évidence [séq. 32]. Alors qu’ils sont arrêtés sur l’aire d’une station service et que Serge s’est assoupi dans la Porsche, Paul se dirige aux toilettes et jette dans la cuvette des w.-c. les doses d’héroïne qu’il avait emmenées avec lui en Allemagne. De retour auprès de Serge, il annonce alors à ce dernier qu’il a arrêté l’héroïne, se rangeant ainsi aux raisons de son aîné qui lui avait demandé s’il voulait mourir en découvrant qu’il était toxicomane. Au contact de Serge – et on peut souligner le paradoxe – Paul aura au moins pris conscience du prix de la vie. Il aura ainsi appris à se sortir du romantisme qu’il croyait sans doute attaché à la consommation de drogue. En ce sens, le malaise dans la coopération provoqué par Serge n’aura peut-être eu qu’un seul mérite : produire un début d’éducation du jeune homme. Comment d’ailleurs comprendre autrement que Paul accepte la plupart du temps sans rechigner les rodomontades et les rappels à l’ordre véhéments de Serge ? Paul ne s’y soumet que parce qu’il reconnaît en Serge une autorité et la voix même de la sagesse. Dès lors, on pourrait dire que faute de trouver en Serge un narrateur, Paul à trouvé en lui une sorte de maître – selon toutes les acceptions que peut recevoir ce terme.

Notes
870.

Karen Blixen citée dans : Myriam Revault d’Allonnes, « Olivier Rolin, l’histoire sauvée » in Espritn° 10, octobre 2002, pp. 39-40.

871.

Philippe Garrel peut dire à propos de cet épisode du Vent de la nuit : « Dans cette scène au café, sur la route, il y a l’anti-nazisme maladroit de Paul. Serge lui dit que ce n’est pas de cette manière qu’il faut s’adresser aux Allemands. J’ai moi-même parlé à des Allemands de manière familiale, et je peux dire que de leur côté, la guerre était aussi une chose calamiteuse, pour un soldat allemand, comme elle l’était pour un soldat français. » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 39. 

872.

Serge dit à Paul : « Tu t’es conduit comme un con ! »