« Le monde s’étend entre les hommes et cet “entre” – bien plus que (comme on le pense souvent) les hommes ou l’homme – est aujourd’hui l’objet du plus grand souci […]. »
Hanna Arendt.
« Je ne peux pas non plus, quelle que soit la façon dont on s’y prend, me confondre avec lui, aucune fusion de mon site et du sien n’est possible. Nous sommes deux corps, individués, vivants et distants. Ils sont en écart, qu’on ne peut pas franchir. »
Jean-Toussaint Desanti.
« C’est pourquoi il faut que tu veilles sur l’espace vide pour le préserver, comme il faut que je veille pour l’altérer, combat où nous sommes ensemble, proches par le lointain, étrangers en tout ce qui nous est commun, présence où je te touche intacte et où tu me retiens à distance, distance formée de toi et qui pourtant me sépare de toi : fosse de lumière, clarté où je suis enfoui. »
Maurice Blanchot.
L’« espace entre ». Sans plus de précision, une telle expression peine à pénétrer dans le champ de la signification. Elle paraît bizarrement tronquée (entre quoi ?) et abstraite. Elle donne le sentiment de ne renvoyer à aucun référent précis. Elle sonne comme un pur signifiant sans signifié ou, ce qui est plus problématique encore, comme un signifiant renvoyant à tant de signifiés possibles qu’il ne peut déboucher que sur l’aporie du non-sens. Elle suggère l’existence d’un objet – c’est bien ce que sous-entend son emploi sous forme de substantif – mais sans qu’il soit possible de s’en faire une représentation, ne serait-ce que mentale. Cette expression paraît ne faire résonner qu’un son creux.
Mais cette locution « espace entre » est déjà apparue au cours de cette étude. On sait qu’elle vient désigner l’« espace entre » deux corps, ce qui en spécifie l’usage. Plus ou moins vaste, plus ou moins resserré, parfois impossible à distinguer dans une image quand l’angle de vision aligne les deux corps en superposition (comme c’est le cas des visages de Justine et de Philippe dans l’ultime plan du Cœur fantôme), il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’un tel espace existe toujours. Même lorsque deux corps se touchent au plus près l’un de l’autre – dans l’étreinte sexuelle et amoureuse, par exemple, dont on a déjà pu souligner qu’elles étaient rares dans les films de la quatrième période – le frottement de deux peaux, de deux épidermes n’annule en rien l’« espace entre » deux corps. Un tel « espace entre » est d’ailleurs ce qui rend possible le toucher. C’est illusion imaginaire ou croyance ou plus simplement oubli de penser que l’espace ou l’intervalle est annulé dans le toucher, comme le démontrait déjà Aristote dans le De anima et comme le rappelle, à sa suite, Jean-Louis Chrétien :
« L’épreuve du toucher semble celle du contact, où notre peau et notre chair s’appliquent à la surface des choses, supprimant la distance et l’intervalle. La chair viendrait à même les choses mêmes en les touchant. Or, Aristote montre que l’intervalle jamais n’est supprimé mais oublié. Il y a toujours selon lui entre notre chair et les choses qu’elle touche un corps interposé, une couche tridimensionnelle d’air ou d’eau. Mais elle se dérobe à nous et, tout en étant ce à travers quoi le toucher s’exerce, elle lui reste insensible et inapparente, elle forme un intouchable dans le toucher lui-même, une pellicule ou une membrane séparant la peau des choses et que nous ne sentons pas. » 873
Il existe toujours entre deux choses un espace infime qui maintient un écart entre elles. Sans l’existence de cet « espace entre », il n’y aurait plus deux choses : il n’y en aurait plus qu’une. Même si l’« espace entre » était du vide et non plus un « infime intervalle d’air ou d’eau » 874 comme dans la réalité, il n’existerait pas moins en tant qu’interstice. Toucher, ce n’est jamais fusionner et éliminer l’« espace entre ». Réduit a minima, l’« espace entre » n’en demeure donc pas moins un « toujours là ». Espace relationnel par excellence puisqu’il ne peut naître que de la co-présence de deux corps, il est aussi un espace disjonctif puisqu’il maintient un écart. Ainsi est l’« espace entre » : il est l’espace qui crée un clivage au cœur même de la relation qui s’instaure entre deux corps. Même quand la relation se fait amour, l’« espace entre » contrevient à l’imaginaire de la fusion. Plus exactement, il rappelle que le désir de fusion reste imaginaire 875 .
Si l’« espace entre » deux corps appelle si fortement l’attention analytique dans les films de la quatrième période, c’est parce qu’un certain nombre de caractéristiques esthétiques de son cinéma conspirent en à en densifier la présence et à lui faire jouer un rôle dramatique et symbolique important. Dans le cinéma de Philippe Garrel, l’œil spectatoriel est invité, en bien des occurrences, à concentrer son attention autant sur l’« espace entre » deux corps que sur les deux corps eux-mêmes, comme si quelque chose d’essentiel se jouait sur ce terrain. Ce sentiment d’une présence importante accordée à l’« espace entre » deux corps dans le cinéma de Philippe Garrel gagne en force si l’on excède un temps le cadre restreint de la quatrième période pour jeter un regard rétrospectif sur les films précédents. C’est pourquoi nous ne manquerons pas d’y faire référence. Pour des raisons qui, comme on le verra, ne sont pas que chronologiques, nous commencerons d’ailleurs par cette référence.
Jean-Louis Chrétien, L’Appel et la réponse, Paris, Minuit, coll. « Philosophie », 1992, p. 106.
Jean-Louis Chrétien, op. cit., p. 107.
Comme Jean-Louis Chrétien le note, dans la ligne de l’étreinte amoureuse que nous prenions en exemple : « […] les amants dans leurs étreintes ne se sentiraient pas moins proches s’ils apprenaient dans un traité qu’un peu d’air les sépare. » Cf. ibid., p. 107.