D’un point de vue abstrait, il peut être présupposé que l’« espace entre » n’est pas un objet visible dès lors qu’il est considéré en extériorité par le spectateur d’une image : il est d’abord un espace vide. L’« espace entre » est une sorte de no man’s land, une parenthèse de rien entre deux corps, un peu de vide à l’état pur. Sans doute peut-on voir quelque chose à travers cet « espace entre ». Mais en lui-même un tel « espace entre » n’est pas visible. Il semble d’autant moins l’être que l’opacité des corps et leur présence figurative captent l’attention du regard. On peut d’ailleurs dire, comme le fait Michel Chion, que dans une image un « corps structure l’espace qui le contient » 876 et un tel pouvoir structurant vient en premier lieu du caractère plein et visible du corps. C’est l’une des idées que l’on peut retenir de l’exemple qui illustre son propos :
‘« Devant le Forum des Halles, à Paris, on pouvait voir en 1978 une construction géante de béton qui présentait au promeneur le spectacle d’un mur aveugle, immense rectangle neutre, vide et vertical comme une page blanche. Le jour où on a peint sur cette surface un petit personnage en marche avec son ombre projetée, qu’elle aurait pu contenir au moins cent fois, cette surface s’est toute entière structurée pour le regard autour de lui. Le présence de ce petit homme lui a donné d’emblée une inclinaison, une perspective, une droite et une gauche, un devant et un derrière. » 877 ’Il n’est pas douteux qu’un regard qui voit et veut voir, comme l’est un œil de spectateur, est d’abord attiré par les corps visibles et organise l’image en fonction de ces corps visibles.
L’« espace entre » apparaîtrait donc en premier lieu comme un espace vide où il n’y a rien à voir. Dans cet ordre d’idées, l’« espace entre » pourrait être rangé dans le champ de ce que les stoïciens désignaient comme l’incorporel, si l’on suit sur cette question le résumé très condensé qu’en donne Jean-Luc Nancy : « De l’incoporel, ils [les stoïciens] nommaient quatre instances : l’espace, le temps, le vide et le lekton (le dit et l’énoncé). » 878 Espace vide entre deux corps, l’« espace entre » se donnerait donc comme l’incorporel qui se loge entre les corps. Du point de vue de la représentation, l’« espace entre » constituerait donc un paradoxe : il serait un pan d’irreprésentable au sein de la représentation, d’infigurable au sein du figurable.
Ce ne pourrait donc être qu’une certaine attitude spectatorielle qui conduirait l’analyste à voir l’« espace entre ». Il s’agirait pour lui en quelque sorte de provoquer et de faire durer une expérience visuelle inattendue effectuée par Alberto Giacometti. Alors que le sculpteur travaillait au portrait d’un certain James Lord, il fut interrompu par Diego, son frère, qui repartit de l’atelier en emportant un buste. Après le départ de Diego, Alberto Giacometti se remit à peindre mais
‘« quelques minutes plus tard, il se retourna vers l’endroit où avait été le buste comme pour examiner celui-ci à nouveau et s’écria : “Oh ! il n’y est plus ! Je le croyais toujours là mais il n’y est plus !” Comme je lui rappelais que Diego l’avait emporté, il me dit : “Oui, mais je croyais qu’il y était. J’ai regardé et, brusquement, j’ai vu le vide. J’ai littéralement vu le vide. C’est la première fois de ma vie que ça m’arrive”. » 879 ’« Voir le vide » : s’agissant de l’« espace entre », c’est précisément dans cette disposition de vision singulière que l’analyste devrait tenter de se placer. Contrairement à Alberto Giacometti, il y serait grandement aidé toutefois par le fait que le vide de l’« espace entre » est un vide encadré naissant de la situation de co-présence des deux corps. C’est le vide entre deux corps qu’il s’agirait désormais de voir, plutôt que ces deux corps eux-mêmes. Le travail analytique consisterait alors à décentrer le regard de la périphérie au centre et à accommoder le regard de manière à voir non pas à travers le vide, mais le vide dans sa transparence invisible. Il s’agirait donc de faire une « expérience positive du vide »pour reprendre une expression d’Emmanuel Siety 880 , dans un article où il rapportait justement la vision du vide qu’eut Alberto Giacometti. En ce sens, ce serait rien moins qu’une révolution du regard qu’il faudrait tenter d’opérer si, comme l’écrivait Maurice Merleau-Ponty, « l’aspect du monde pour nous serait bouleversé si nous réussissions à voir comme choses les intervalles entre les choses – par exemple l’espace entre les arbres sur le boulevard – et réciproquement comme fond les choses elles-mêmes – les arbres du boulevard. » 881
Michel Chion, La Voix au cinéma (1982), Paris, Cahiers du cinéma-Éditions de l’étoile, coll. « Essais », 1993, p. 19.
Op. cit., p. 19.
Jean-Luc Nancy, L’« il y a » du rapport sexuel, op. cit., p. 21.
Alberto Giacometti cité dans : Rudolf Arnheim, La Pensée visuelle (1969), Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1976, p. 96.
Emmanuel Siety, « Ce qui manque et ce qui reste, Disparition, abandon, effacement » in Cinémathèque n° 14, automne 1998, p. 86. Souligné par l’auteur.
Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens (1966), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1996, p. 62. Souligné par l’auteur.