Quand le vide prend aux corps

Sans contester frontalement une telle vision des choses, on peut noter cependant que, dans l’ordre des images, cette révolution du regard peut parfois être grandement facilitée en raison de la nature même de ces images. Plus que de l’attitude spectatorielle, c’est de la facture même d’une image que peut naître un sentiment de mise en évidence de l’« espace entre » en tant qu’objet même de représentation. On peut d’ailleurs rappeler à ce titre que loin d’être un problème spécieux ou abscons, la possibilité de rendre sensible ce qu’il y a entre les corps semble s’être posée depuis longtemps aux arts de la représentation, et en particulier à la peinture. Outre les idéologies de la représentation qui ont pu motiver 882 une telle volonté de rendre sensible l’espace entre les corps, il peut paraître rétrospectivement (et naïvement) assez évident que cette forme d’expression artistique se soit emparée du problème, pour la raison qu’elle se trouve grandement « avantagée » dans la mise en relief de l’espace entre les corps. En effet, les corps et le vide qui les sépare, les éléments corporels 883 et les éléments incorporels, sont constitués d’une même matière en peinture. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman, « c’est une même matière – la matière peinture – qui supporte la représentation d’une chose et celle de son contraire. » 884 Certains peintres ont trouvé là matière à « corporaliser » l’espace entre les corps, en diluant les contours des éléments corporels pour les rendre à la fois aussi incertains que la matière de l’« espace entre » et inversement accentuer le relief de cet « espace entre ». C’est le sens que l’on peut tirer de la lecture que Georges Didi-Huberman fait de la main de la Vierge dans le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne 885  :

‘« [C]ette main est censée offrir un “détail” du corps de Marie, à ce titre elle est censée lui “appartenir”, à ce corps… et pourtant il n’en est rien. La main de Marie ne lui appartient déjà plus, car elle se perd dans un halo, quelque part dans le corps du Christ. À ce moment précis, nous avons affaire à quelque chose qui n’est plus tout à fait une “représentation” de la main, mais la figurabilité d’une main, entre la Madone et le Christ. » 886

La main de la Vierge perd en définition, elle n’est plus sur la toile qu’un amalgame presque gazeux de couleurs non fixées en forme. Elle est moins un organe qu’une manière nuageuse de remplir l’espace. Dès lors, elle donne une présence prononcée à l’espace entre le corps de la Vierge et celui de l’enfant Jésus (et on peut noter l’inflexion que Georges Didi-Huberman accorde ici au terme « entre »).

Selon Élie Faure, un peintre comme Vélasquez, dans les dix dernières années de sa vie, a fait de cet effilochement des objets corporels dans la matière-peinture l’un des principes de son esthétique picturale. Ses toiles confèrent alors une prééminence et peut-être même une aura majeure à ce qui trace son sillage entre ces objets corporels  :

‘« Mais dès qu’on regarde entre les formes, le cauchemar s’évanouit, quelque chose d’inattendu et d’inconnu se dévoile, une circulation d’atomes aériens, un enveloppement discret, une ombre transparente à peine teintée qui flotte autour d’elles et les transfigure. Vélasquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche. L’espace règne. C’est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s’imprègne de leurs émanations visibles pour les définir et les modeler, et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elles qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière impondérable. » 887

L’indéfinition des limites serait donc la règle dans les toiles du dernier Vélasquez. Les contours deviennent incertains, le régime de la linéarité se brouille au profit d’un vaste mélange pictural harmonieux, d’un passage continu et en dégradé du corporel à l’incorporel. Si les corps y perdent en fermeté, ils ne sont plus fermés sur eux-mêmes. S’ils ne sont plus des capsules étanches, l’espace qui les entoure et qui est entre eux – qui est désormais ce qui règne dans cette peinture, selon Élie Faure – paraît a contrario se nourrir de particules corporelles décollées des corps. Le vide de l’espace, le vide qu’est l’espace prend aux corps et, littéralement, prend corps. Il devient ainsi le principal motif – si tant est que le terme de motif soit ici valable – de la représentation.

Notes
882.

Cf. sur ce point, Jacques Aumont, L’Œil interminable, op. cit., p. 233. Selon Jacques Aumont, cette problématique serait corrélative d’une nouvelle conception de l’espace par les peintres – à partir du Titien – non plus simplement pensé comme un réceptacle mais comme un milieu. Il en découle que la peinture se met, par exemple, à vouloir peindre l’air. C’est ainsi qu’Ortega y Gasset peut écrire, cité par Jacques Aumont : « Le point de vue a été rétracté, s’est placé plus loin de l’objet, et nous sommes passés de la vision proche à la vision lointaine, laquelle, à strictement parler, est la plus proche des deux sortes de vision. Entre l’œil et les corps est interposé l’objet le plus immédiat : l’espace creux, l’air. Flottant dans l’air, transformés en gaz chromatiques, en bannières informes, en purs reflets, les choses ont perdu leur solidité et leurs contours. Le peintre a rejeté la tête en arrière, fermé les paupières à demi, et pulvérisé entre elles la forme propre de chaque objet, le réduisant à des molécules de lumière, à de pures étincelles de couleurs. »

883.

Élément corporel étant ici entendu au sens large, désignant autant les corps proprement dits que les objets concrets.

884.

Georges Didi-Huberman, Phasmes, Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1998, p. 93. Souligné par l’auteur.

885.

Musée du Louvre, Paris, vers 1510.

886.

Op. cit., p. 94. Souligné par l’auteur.

887.

Élie Faure, Histoire de l’art, L’art moderne I, Paris, Denoël, coll. « Folio essais », 1987, p. 167.