Écho de la poussière impondérable et de l’ombre transparente dans le cinéma de Philippe Garrel

Pourquoi ce détour par la peinture ? Parce que ce que dit Élie Faure des toiles du dernier Vélasquez n’est pas sans trouver un écho dans le champ du cinéma. La « circulation d’atomes », les « atomes aériens », la « poussière impondérable », l’« ombre transparente » dont il parle résonnent avec certaines qualités qui peuvent être celles de l’image cinématographique lorsqu’elle n’est pas piquée et provient d’une pellicule argentique. Ces « atomes aériens », cette « poussière impondérable » pourraient servir à évoquer le grain d’une image cinématographique. Ces expressions pourraient rendre compte de manière séduisante de la granulation d’une image lorsqu’elle est particulièrement prononcée, lorsqu’elle parsème le champ d’une poussière de diamants qui donne l’impression de faire vibrer et dynamiser les moindres recoins du plan. De même l’« ombre transparente » pourrait être une expression poétique forgée pour désigner les effets de surexposition à la lumière blanche qui peuvent donner si fortement le sentiment que les éléments représentés se dissolvent en particules lumineuses.

Or, nombre de films de Philippe Garrel d’avant la quatrième période ont pu chercher à faire passer au premier plan la qualité granuleuse de l’image cinématographique par l’usage de pellicules périmées et le recours à des sources lumineuses éclairant faiblement l’image. Opter pour des images granuleuses est d’ailleurs revendiqué comme un goût par Philippe Garrel. Comme il le dit : « Si on éclaire à la lampe de poche ou à la bougie, il y a du grain. J’aime qu’on voie ce grain sur l’écran. » 888 Rue Fontaine, le court-métrage réalisé par Philippe Garrel pour figurer dans le film-patchwork Paris vu par… 20 ans après, constitue l’un des meilleurs exemples d’un recours à l’image granuleuse dans certains films du cinéaste. Tourné en 16 millimètres, sans doute gonflé ensuite en 35 millimètres 889 , Rue Fontaine présente à la diffusion une image sablée et hachurée. Tout au long de ce film, une sorte d’essaim d’épais grains palpitant crée un voile dynamique sur les images qui en trouble la représentation. Ainsi en est-il du plan d’ouverture du film. Les chaussures noires, que René chausse et lace, apparaissent comme deux taches de suie aux contours poreux. Il en va de même pour la couverture tout aussi noire de la « Holy Bible » posée à terre à côté d’elles. Les mains de René sont cloutées d’éclats roses un peu pâles, un peu à la manière de la main de la Vierge dans la toile de Vinci évoquée par Georges Didi-Huberman. Comme dans un coloriage d’enfant où les couleurs débordent les limites des figures, le noir des chaussures, le noir de la Bible et le rose des mains bavent dans l’image. L’ensemble de ce plan forme un tableau pointilliste qui donne la mesure du mode de représentation difracté et floconneux pour lequel Philippe Garrel a opté tout au long de son court-métrage. Ce qui fait écrire à Gilles Deleuze que le personnage de René dans le dernier plan du film « se tue, son corps basculant lentement tout au long d’une image devenue neigeuse, comme dans une posture qui n’en finit pas. » 890

Nombre de films d’avant la quatrième période ont pu aussi jouer la carte d’effets de surexposition majeurs et parfois foudroyants, à l’image d’un plan du Révélateur,extraordinaire de violence pour les personnages comme pour l’œil du spectateur. Ce plan donne à voir le petit enfant du film avançant dans un tunnel, formé d’un tube à la circonférence presque parfaitement circulaire et conformé d’une alternance d’anneaux lumineux ou obscurs, larges et aux contours nets, d’une éclatante blancheur ou d’une noirceur de suie. Arrivé au bout du tunnel, l’enfant rejoint une femme – que l’on peut sans doute considérer comme sa mère – accroupie, les mains attachées derrière le dos à un poteau. Il finit alors par s’affaler entre ses jambes et la mère et l’enfant se trouvent brusquement éclairés par une lumière d’une extrême dureté, provoquant un effet de surexposition intense : un Hiroshima lumineux. La lumière blanche se fait ici incandescence, « l’ombre transparente » se fait feu et semble brûler et effacer les corps. L’image atteint ainsi un point absolu de défiguration et la blancheur contamine presque entièrement le plan, comme si tout à coup l’écran cinématographique revenait à la surface.

Il convient simplement d’ajouter que le cinéma de Philippe Garrel joue tout autant d’effets de sous-exposition qui peuvent se faire nuit, produisant des trous noirs où s’engouffrent irrémédiablement les corps pour se mélanger dans une image-suie où l’indistinct est la règle. C’est pour de tels plans surexposés ou sous-exposés que l’on peut dire, avec Jean Douchet, que le cinéma de Philippe Garrel est « auto-phagique » 891 . Une telle idée d’auto-dévoration est d’ailleurs reprise par Dominique Païni, mais à propos du caractère granuleux de certaines images du cinéaste, qui donnent en effet parfois le sentiment de pourrir par sursaturation de grains. Se promenant dans les allées du musée du Louvre avec Philippe Garrel, il lui dit :

« La fresque en tant que telle, cela m’évoque aussi le “grain” de tes images. Cette porosité d’une matière, d’un support, on la retrouve dans tes films. Comme si les images que tu réalises s’auto-dévoraient… » 892

Un tel rapprochement entre la matière-peinture des fresques et la matière-granuleuse des films de Philippe Garrel ne peut évidemment que venir nous conforter dans l’idée qu’il n’est pas illégitime d’avoir postulé un écho possible entre peinture et cinéma sur la base du commentaire d’Élie Faure.

Notes
888.

Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 101.

889.

On sait que cette opération de gonflage épaissit le grain de l’image cinématographique.

890.

Cf. L’Image-mouvement, op. cit., p. 259. Nous soulignons.

891.

Jean Douchet, « Le Cinéma auto-phagique de Philippe Garrel » in Gérard Courant, Philippe Garrel, op. cit., pp. 7-8.

892.

Cf. Philippe Garrel, op. cit., p. 14.