Plutôt que sur le caractère « auto-phagique » du cinéma de Philippe Garrel qui comme on s’en aperçoit a déjà été largement étudié, il importe surtout d’insister ici sur l’idée que le caractère granuleux ou surexposé de certaines images du cinéaste constitue le premier élément de son esthétique d’ensemble qui peut contribuer à donner un coefficient de présence accru à l’« espace entre » deux corps. Une image granuleuse, comme un champ énergétique de particules élémentaires agitées de micro-saltations, peut donner le sentiment de faire participer tous les éléments, corporels ou incorporels, d’une même matière purement filmique. De la sorte, l’« espace entre » deux corps peut acquérir un coefficient de présence et de corporéité presque aussi important que les deux corps représentés. Ainsi, les deux corps et l’« espace entre » paraissent participer presque à égalité d’une sorte de corps filmique supérieur, qui les englobe d’identique manière dans sa matière : ce qui fait qu’il n’est peut-être pas tout à fait inadéquat de parler, en ces cas-là, de chair pelliculaire. De même dans un plan surexposé, la dissolution des contours des corps peut aboutir à une sorte d’émiettement de leur matière qui en rend la présence incertaine, alors que se produit parallèlement une confusion du corporel et de l’incorporel dans un seul et même mélange lumineux. De ce fait, l’« espace entre » deux corps ne retient sans doute pas moins l’attention que ces deux corps.
C’est ce que montre un autre plan de Rue Fontaine qui met cette fois deux corps humains en co-présence. Si ce plan mérite plus que d’autres d’être distingué, c’est qu’il a la particularité de conjoindre granulation de l’image et surexposition. Il joue ainsi d’une large palette de phénomènes filmiques pour donner ni plus ni moins qu’une présence à l’invisible « espace entre ». Ce plan apparaît après que René et Louis sont arrivés chez Génie. La jeune femme les a fait entrer chez elle et le spectateur a déjà pu assister à un très beau portrait de Génie de profil, seule à sa fenêtre. Le plan suivant montre la jeune femme à peu de choses près dans la même position, mais il a pris de la distance par rapport à elle. Le début de ce plan peut ainsi venir inscrire Génie, à l’extrême droite du plan debout à sa fenêtre, son visage positionné dans le coin supérieur du cadre. Il peut aussi venir inscrire René, assis dans le canapé à l’extrême gauche du plan en amorce, la partie haute de son corps venant se loger dans le coin inférieur du plan. À peine le plan a-t-il débuté que Louis, interprété par Philippe Garrel, entre dans le champ par la gauche. Il vient alors se positionner à l’opposé de la fenêtre où se trouve Génie, face à elle. Après lui avoir dit qu’il lui a emprunté les Poèmes sur un éventail de Mallarmé, il embrasse Génie et sort du champ, la laissant seule en co-présence de René.
Que voit-on dès ce moment dans ce plan ? Du côté de la monstration, ce qui frappe en premier lieu, c’est la nature incertaine et confuse des éléments qui figurent dans le plan, en raison du grain de la pellicule. Ce plan paraît grossièrement défini, comme peut l’être une image tramée dans un tapis. Il semble tenir à distance son indicialité autant que sa nature analogique. Le plan donne à voir autant qu’il fait voir qu’il est une image et ce qu’il montre, il le montre comme principalement tramé de sa matière-image. Du côté de ce qui est montré, ce plan donne à voir René, filmé à contre-jour, devenu ombre, tant sa silhouette foncée fait qu’on ne distingue rien de ses traits. La noirceur défigurante dont il est victime dans ce plan est d’autant plus saisissante qu’elle contraste et tranche fortement avec la luminosité cristalline qui baigne le reste du plan. D’ailleurs, et ce point est d’importance, les contours de la silhouette de René qui forment la limite de l’« espace entre » ne sont plus des lignes. Ce sont des franges ou plus exactement des interstices à la matière douteuse, ni exactement corps, ni exactement lumière. La silhouette de René se fait par endroits halo de corps-lumière. Ce plan montre aussi Génie, infiniment plus reconnaissable que René. Mais son visage et une partie de son buste n’en sont pas moins dissous par l’effet de surexposition dû à la lumière blanche qui entre dans la pièce. Le visage de Génie paraît comme mangé par un nuage, son profil tire sur le blanc, avant que ce ne soit toute la partie droite de son corps qui subisse le même sort quand elle change de position. Ce plan montre enfin – et on est évidemment tenté d’écrire surtout dans la perspective qui nous intéresse – l’espace de la fenêtre autour de laquelle se tiennent cette femme et cet homme, chacun d’un côté. S’il est légitime de parler de l’espace de la fenêtre et non simplement de la fenêtre, c’est en raison du gommage que celle-ci subit sous les assauts de la surexposition. C’est moins une fenêtre qui frappe l’œil du spectateur qu’un pan de lumière blanche, cotonneuse et opaque. Ce pan bouché et obtus frappe d’autant plus l’attention ici qu’il s’inscrit en lieu et place de la transparence supposée de la fenêtre. Ainsi, l’espace de la fenêtre ne fait rien voir à travers lui, mais il se fait voir comme pan de lumière.
Alors que la présence des corps se fait ici précaire, l’« espace entre » au contraire capte l’attention spectatorielle. Ce pan de pure blancheur surexposée et scintillante possède quelque chose d’hypnotique qui fascine irrésistiblement le regard. Il impose sa présence figurale, qui paraît vampiriser toutes les autres matières pour les confondre et les fondre avec elle. Entre René et Génie, l’« espace entre » est nécessairement distance. Mais il est aussi ici le lieu plein d’une matière visuelle qui semble les incorporer à elle en un mélange parfaitement homogène dans son hétérogénéité même. Le halo de corps-lumière qui se trouve aux abords de René ne fait pas moins partie de l’« espace entre » que l’espace de la fenêtre lui-même, puisque rien ne permet de faire le départ entre eux dans l’image. Le visage de Génie défiguré par la blancheur fait tout autant partie de l’« espace entre » puisqu’il semble rigoureusement fait de la même matière que lui dans les endroits où la blancheur règne, pour paraphraser Élie Faure. Précisément, c’est pour un tel plan de cinéma qu’il est tentant de dire, selon les expressions que le critique d’art emploie à propos du dernier Vélasquez, que l’« espace entre » s’imprègne des « émanations visibles [des corps] pour les définir et les modeler, et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elles qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière impondérable. » Ainsi, l’« espace entre » paraît devenir l’incarnation subtile, purement imaginale, de l’entre-deux qui naît ici dans ce premier moment de co-présence entre René et Génie. L’« espace entre » est coupure (distance). Mais jamais mieux qu’ici peut-être il ne donne l’impression de donner matière au lien qui réunit deux figures humaines.
L’« espace entre » impose ici sa présence figurale, disions-nous. Peut-être même donne-t-il l’impression de mettre le spectateur directement en contact avec le figural, si le figural « relève davantage de la sensation que de la compréhension ou de la perception » et « opère […] selon les modes ouverts et multiples de la matière visuelle en elle-même, avec sa part d’irréductible opacité […] » 893 , ainsi que le définit Philippe Dubois. Mais au vu de la tournure que prend par la suite la rencontre de Génie et René, il n’est peut-être pas illégitime d’émettre l’hypothèse que la matière de cet « espace entre » relève aussi du sentiment. Ce moment de co-présence, en effet, est suivi du premier rendez-vous amoureux de Génie et René. Très vite le couple s’avèrera impossible. Trop vite Génie mourra, laissant René brisé de douleur et en proie à des hallucinations (il croise une prostituée qui ressemble trait pour trait à Génie). Enfin René se suicidera, seul et accablé dans sa chambre. Mais l’amour a pu naître entre eux, précisément dans ce plan où Louis s’est éclipsé pour les laisser en co-présence. Samuel Taylor Coleridge écrit de la vision du ciel :
‘« La vue du ciel profond est de toutes les impressions la plus rapprochée d’un sentiment. C’est plutôt un sentiment qu’une chose visuelle. » 894 ’Il nous semble que de tels propos tenus sur le ciel ne sont pas sans résonner avec le pan lumineux qui informe l’« espace entre » Génie et René. Parce qu’il est visible mais est fait d’une matière confuse qui empêche le regard de vraiment accommoder, parce que, comme « le ciel profond », sa nature est une luminosité diffuse contre laquelle le regard bute tout en s’enfonçant en elle, il n’est pas impossible de tenir au final cet « espace entre » pour l’incarnation même du sentiment qui naît sur le moment entre, justement entre, Génie et René [Planche XXVII].
Philippe Dubois, « L’Écriture figurale dans le cinéma muet des années 20 » in François Aubral et Dominique Chateau (eds), Figure, figural, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Ouverture philosophique », 1999, pp. 247-248.
Samuel Taylor Coleridge cité dans : Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Paris, José Corti, 1990, p. 191.