Jean Louis Schefer, Philippe Garrel : rencontre deleuzienne pour donner corps à l’« espace entre »

Sur un plan plus théorique, la « poussière impondérable », les « atomes aériens » et l’« ombre transparente » qu’évoque Élie Faure font songer aux « grains dansants », à la « poussière lumineuse » et aux « flocons » qui constituent le propre du cinéma et de ses images selon l’idée que s’en fait Jean Louis Schefer dans L’Homme ordinaire du cinéma 895 . On sait qu’il en tire des conséquences radicales et difficiles : le visible serait ainsi affecté d’un trouble fondamental, comme la pluie quand on sort d’une salle de cinéma 896 , le cinéma n’aurait pas pour but de reproduire un monde, mais de constituer un monde autonome en suspens, fait de disproportions et de mouvements aberrants, ouvrant au spectateur la perspective d’une perception directe du temps 897 et le mettant en relation avec une pensée « dont le propre est de ne pas être encore. » 898 Certes, ces « grains dansants » et cette « poussière lumineuse » ne sauraient se réduire à la matérialité du grain d’une image cinématographique ni aux effets de sur- ou sous-exposition : ils ont, chez Jean Louis Schefer, un statut plus conceptuel (ou plus exactement pré-conceptuel) que matériel. Surtout, les « grains dansants ne sont pas faits pour être vus » 899 , mais valent pour ce qu’ils font monter en nous (les spectateurs) et qui serait, en espérant ne pas trahir la pensée complexe de Jean Louis Schefer, la genèse d’un corps inconnu qui serait peut-être en définitive le Temps même, compris comme le fond de toute pensée.

Mais parlant des films d’avant la quatrième période Gilles Deleuze soutient que la conception du cinéma de Jean Louis Schefer « trouve actuellement sa pleine rencontre avec l’œuvre de Garrel : ces grains dansants qui ne sont pas faits pour être vus, cette poussière lumineuse qui n’est pas une préfiguration des corps, ces flocons de neige et nappes de suie. » 900 Or, ce rapprochement postulé par Gilles Deleuze entre le penseur-poète du cinéma et le poète-cinéaste, c’est bien la matière des films de Philippe Garrel qui le rend possible. C’est leur nature parfois profondément granuleuse qui la rend si pertinente, tout comme leur surexposition et leur sous-exposition ou l’intensité qu’ils donnent à l’écran blanc ou noir : « […] l’écran noir et l’image sous-exposée, le noir profond qui laisse deviner de sombres volumes en voie de constitution, ou bien le noir marqué par un point lumineux fixe ou mobile, et toutes les alliances du noir et du feu ; l’écran blanc et l’image surexposée, l’image laiteuse ou bien l’image neigeuse dont les grains dansants vont prendre corps… » 901 Cette pleine actualisation de la conception scheferienne du cinéma par les films de Philippe Garrel apparaît d’ailleurs comme un point décisif pour Gilles Deleuze, puisque cette idée fait retour par deux fois dans L’Image-temps.

Si elle apparaît comme un point décisif c’est parce que le cinéma de Philippe Garrel doterait ainsi le cinéma de « puissances encore mal connues », dont les effets ne se feront sentir « qu’à longue échéance. » 902 Parmi ces puissances il y aurait, selon Gilles Deleuze lecteur de Jean Louis Schefer, cette capacité qu’aurait le cinéma à « opérer une genèse primordiale des corps en fonction d’un blanc ou d’un noir ou d’un gris (ou même en fonction des couleurs), en fonction d’un “commencement de visible qui n’est pas encore une figure, qui n’est pas encore une action”. » 903 De la sorte, le cinéma de Philippe Garrel coïnciderait avec l’une des essences possibles du cinéma : « un procès, un processus de la constitution des corps à partir de l’image neutre, blanche ou noire, neigeuse ou flashée. » 904

Gilles Deleuze insiste sur la manière dont les premiers films de Philippe Garrel inventent de tels moments de genèse, pour faire naître de la matière même des images ou de leur conformation les trois corps fondamentaux de l’Homme, de la Femme et de l’Enfant. Le début du plan du Révélateur auquel nous faisions référence plus haut serait à ce titre exemplaire. Ce plan débute sur une tache lumineuse blanche entourée de taches luminescentes de tailles plus réduites. La provenance de ces ombres blanches reste indéterminée et l’ensemble se détache sur un fond de totale obscurité. Un haut degré d’abstraction en découle, donnant le sentiment de réduire l’image cinématographique à ses composantes les plus fondamentales : l’ombre et la lumière, le noir et le blanc, le visible et l’invisible. Il se dégage de ce début de plan un puissant sentiment d’origine, un peu comme si l’on se trouvait aux premières heures de la naissance du monde et de la séparation fondatrice entre le ciel et la terre. Puis, à l’issue d’un panoramique descendant extrêmement vif, qui semble un mouvement d’accouchement, ce plan nous découvre le petit enfant, comme s’il surgissait directement du mélange informe de noir et de blanc. La constitution du corps de l’enfant a lieu sous l’œil même du spectateur. Il n’est peut-être pas de plan dans l’œuvre du cinéaste qui illustre mieux et rende si claire la conception que Gilles Deleuze se fait du cinéma de Philippe Garrel.

Il nous semble cependant que ce sont aussi d’autres corps qui peuvent naître ainsi dans le cinéma de Philippe Garrel. Des corps purement filmiques et qui ne sont pas humains, mais qui n’en sont pas moins corps parce que tout concourt à rendre leur présence bien aussi corporelle dans l’image que celle des corps humains. C’est ici qu’on voudrait faire l’hypothèse avec Nicole Brenez « que le cinéma est susceptible aussi de produire des corps sans modèles […] à titre d’événement figural au sein d’une économie figurative […] » 905 , corps de cinéma qui n’ont plus grande chose à voir avec des effigies. C’est, en dernière analyse, ce que nous aimerions faire ressentir pour l’« espace entre » Génie et René. Car où est le corps dans ce plan où les deux corps humains deviennent si incertains, sinon surtout entre ces deux corps, dans cet « espace entre » auquel ces deux corps ne manquent pas de participer ? Cet « espace entre », ce pan sentimental de blancheur lumineuse qui naît à même une image granuleuse s’impose bien autant que les deux corps. Plus encore, il prend aux deux corps pour faire, presque littéralement, corps entre eux. Corps figural, corps sentimental, si tant est que ces expressions puissent êtres valides, qui impose sa présence pour ne plus faire de la co-présence de deux corps humains dans un plan qu’un seul corps. Une hypostase a lieu ici qui impose avec une force à nulle autre pareille l’idée que l’« entre deux personnes » puisse être perçu comme une entité, ainsi que nous en formulions l’idée à la fin du premier chapitre de cette étude. Comment mieux faire sentir que quelque chose a lieu entre un homme et une femme sinon en donnant corps à ce « quelque chose » ?

Notes
895.

Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma (1980), Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des cahiers du cinéma », 1997, p. 105 (en particulier).

896.

« Seule la pluie à la sortie du cinéma poursuit un peu le film – elle poursuit ou perpétue la même espèce de hachurage incessant à travers lequel des objets parviennent constamment à nous toucher. » Cf. op. cit., p. 111.

897.

Jean Louis Schefer écrit : « le cinéma est la seule expérience où le temps m’est donné comme une perception ». Gilles Deleuze commente ce point : « l’aberration de mouvement propre à l’image cinématographique libère le temps de tout enchaînement, elle opère une présentation directe du temps en renversant le rapport de subordination qu’il entretient avec le mouvement normal. » Cf. L’Image-temps, op. cit., p. 54.

898.

Selon Gilles Deleuze : « La force du livre de Jean Louis Schefer est d’avoir répondu à la question : en quoi et comment le cinéma concerne-t-il une pensée dont le propre est de ne pas être encore ? » Cf. op. cit., p. 219. Dominique Païni écrit à propos du cinéma de Philippe Garrel ces phrases qui résonnent ici : « Il faut prendre plutôt la mesure du vide d’où émergent les images de Garrel et s’y installer soi-même. Penser à propos des films de Garrel reviendrait alors à tenter de retrouver un lieu d’où les idées naissent avec douleur, un lieu de concentration sans images, donc sans pensée préalable. » Cf. Philippe Garrel, op. cit., p. 11.

899.

Cf. L’Homme ordinaire du cinéma, op. cit., p. 105.

900.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 219.

901.

Ibid., p. 261.

902.

Op. cit., p. 261.

903.

Ibid., p. 262.

904.

Ibid., p. 262.

905.

Nicole Brenez, « Les Corps sans modèles » in Trafic n° 22, Été 1997, pp. 125-126.