Rappeler et illustrer le rapprochement qu’opère Gilles Deleuze entre la conception scheferienne du cinéma et les films de Philippe Garrel, c’est donc en arriver à donner sa plus grande importance à l’« espace entre » deux personnages. Il ne paraît plus possible, après la vision du plan de Rue Fontaine, de penser que la qualité de présence que peut acquérir l’« espace entre » est une question secondaire dès lors qu’on s’intéresse aux situations de co-présence dans ce cinéma. Certes, tous les « espaces entre » n’acquièrent pas une telle intensité ni ne bénéficient d’une telle qualité de présence. Aucun sans doute, dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, ne donne à ce point la sensation de se constituer en corps. Mais nombre d’entre eux appellent bien autant l’attention analytique, comme nous chercherons à en rendre compte. Cependant, avant de retrouver définitivement le terrain des films de la quatrième période, il paraît indispensable d’insister sur une dernière idée qui conditionnera grandement la nature des analyses à venir. Cette idée était présente de façon induite dans nos analyses précédentes, comme on pourra rétrospectivement s’en rendre compte. Cette idée surdétermine le statut sémantique que l’on peut parfois accorder à l’« espace entre » et est largement tributaire de la rencontre entre Jean Louis Schefer et Philippe Garrel postulée par Gilles Deleuze.
On peut dégager par l’analyse un point commun entre le plan de Rue Fontaine et celui du Révélateur : ce n’est pas de leur dimension analogique que ceux-ci tirent le maximum de leur force expressive. C’est bien parce que l’image devient le lieu d’un engendrement purement imaginal ou, au contraire, le lieu d’un effet de défiguration majeur qui brûle son iconicité que les deux moments du plan du Révélateur retiennent l’attention. C’est parce que l’« espace entre » paraît accéder à un état de corps uniquement filmique que le plan de Rue Fontaine est si fascinant. La question n’est pas ici de dire que ces plans ne sont porteurs d’aucune dimension analogique – ce qui serait purement et simplement faux. La question est de dire que le statut analogique de ces plans n’est sans doute pas ce qui en fait leur plus grande valeur cinématographique et visuelle.
Or, l’idée d’une « alliance » conceptuelle et figurale entre Jean Louis Schefer et Philippe Garrel prend sa valeur sur cette même question. Il est connu, en effet, que Jean Louis Schefer est le théoricien qui a profondément bouleversé la question de l’analogie au cinéma. À partir de l’influence que son livre L’Homme ordinaire du cinéma a pu exercer s’est développé par la suite le courant de l’analyse figurale des films initié par Nicole Brenez qui a tant fait école 906 . C’est en grande partie à Jean Louis Schefer que l’on doit de trouver assez naturel désormais d’envisager les images filmiques en commençant par rompre le pacte analogique qu’elles entretiennent avec la réalité et le monde, alors que le moins que l’on puisse dire est que cela ne va pas forcément de soi 907 .
Le point qui nous semble le plus important pour notre objet d’étude dans cette mise en crise du statut analogique de l’image cinématographique porte sur la question du sens. Reconsidérer le statut de l’analogie au cinéma conduit en effet Jean Louis Schefer à tenir une position radicale et catégorique quant au sens qu’il faut donner aux images de cinéma. On peut, de ce point de vue, énoncer de cette manière la position de Jean Louis Schefer : le sens d’une image n’est pas à chercher dans sa dimension analogique. On peut citer, à ce propos, une partie des longs et riches développements que Schefer consacre à cette question au cours d’un entretien qu’il accorda à Gilles Delavaud, intitulé « Les Gardiens du temps » :
‘« La notion générale d’analogie n’est pas applicable, n’est pas pertinente pour ce qui est d’une description du sens de l’image, parce que ce qui différencie […] l’image du fragment de réel qu’elle reproduit, c’est d’abord le fait qu’elle ne se produit, si l’on veut et à l’extrême rigueur, que par une sorte de simulacre à l’intérieur duquel elle ne ressemble plus à ce réel, et qu’en tout cas elle dote ce réel ou ce corps d’origine de significations qu’il n’avait pas. Bien évidemment, on ne peut pas dire que le sens de l’image soit analogique. C’est l’existence, la possibilité d’existence de l’image qui est analogique, mais c’est tout, ça s’arrête là. […C]ette notion-là ne permet pas du tout de penser une marche en arrière du réel par rapport aux images puisque très évidemment les images exercent une sorte de préemption, d’achat sur la configuration du passé. Qu’elles tendent à conserver, à déformer et surtout à alourdir, à faire signifier, à orienter. Il reste que d’un point de vue collant à la notion de réalité, l’image d’un vélo ressemble à un vélo. Mais l’image signifie quelque chose que l’objet lui-même n’a jamais eu le temps, ni l’espace de dire. […] D’autre part, les images constituées entrent dans une zone qui n’est plus du tout la question de leur origine, qui n’est plus du tout la question de leur renvoi à du réel préconstitué, à de l’antériorité. Puisque après tout, et à regarder les choses très simplement, la notion d’analogie est une notion temporelle : on remonte vers ce qui est avant. Ce qui constitue le propre de l’image, c’est qu’à partir du moment où elle est configurée, de quelque façon que ce soit, elle entre dans une zone de dépendance de tout sujet percevant, imaginant, mémorisant, affectif, etc. C’est-à-dire qu’elle entre dans la composition d’un monde qui la rend possible par une somme d’opérations très particulières, et dans lequel elle entre pour une part avec cette raréfaction qui lui permet uniquement de produire ou d’être un soutien, une sorte d’étai, à la constitution de significations. Ce qui est évident dans tout cela, c’est plutôt ce qui manque que ce qui est ajouté, et c’est là que la notion d’analogie est évidemment, logiquement, une “aberration” au sens propre du terme. » 908 ’On le voit, Jean Louis Schefer ne remet pas totalement en cause la dimension analogique des images. Il remet en cause l’idée que ce serait sur la dimension analogique que s’enterait l’essentiel du sens émanant d’une image. D’abord parce que, pour Jean Louis Schefer, les images produisent une reconfiguration du référent qui en modifient l’aperception et donc les enjeux de significations. C’est ici, nous semble-t-il, le lieu de ce que Jacques Aumont nomme le « travail figuratif » de l’image. Ensuite parce qu’une image entre en dépendance avec son spectateur (le sujet percevant) et que le sens d’une image s’élabore justement à partir de cette dépendance. Ce n’est d’ailleurs pas seulement le sens de l’image qui découle de sa dépendance d’avec celui qui la perçoit. C’est le réel même de cette image, parce qu’il n’y a pas d’autre réel pour Jean Louis Schefer que l’effet que produit une image sur son spectateur. C’est ainsi qu’il affirmait sans aucune ambiguïté quelques pages avant au cours du même entretien :
‘« Que le réel de l’image soit son référent, c’est contraire à toute ma philosophie ! Le réel de l’image est l’effet qu’elle produit. Il y a un réel d’origine qu’elle déforme. […] Ce sont des matières qui transforment les données de telles façon qu’on ne reconnaît plus ces données, et qu’un doute subsiste quant à leur origine, quant à leur matière propre. » 909 ’On voit tout ce qu’ont d’important ces derniers propos dès lors qu’on les confronte à la nature des images de Philippe Garrel. Il est clair, en effet, que le doute quant aux données référentielles d’une image est aisément motivé dès lors que la matière propre de cette image fait tout pour passer au premier plan avec ses grains et ses effets de défiguration, au point qu’il est à peine pertinent de savoir si l’on reconnaît ces données. Le référent s’étiole, l’origine de l’image devient à ce point douteuse qu’elle a peut-être plus d’intérêt à être révoquée une fois pour toute qu’à être recherchée. Il ne reste plus alors qu’un face-à-face décisif entre l’image et son spectateur, seul garant désormais d’un réel qui n’est pas autre chose que la manière dont ce spectateur reçoit et ressent cette image, un spectateur seul producteur et « gardien » du sens, pour paraphraser le titre de l’entretien de Jean Louis Schefer avec Gilles Delavaud.
Telle est bien la manière dont nous avons envisagé l’« espace entre » Génie et René dans Rue Fontaine. Nous avons tenté de lui donner sens en dehors de toute pertinence analogique. Parler de pan lumineux et de corps sentimental n’a pu se faire qu’en considérant la manière dont cet « espace entre » faisait acte de présence dans l’image et en dotant son « corps d’origine de significations qu’il n’avait pas », pour reprendre une des expressions de Jean Louis Schefer. Cela n’a pu se faire aussi qu’en cherchant à traduire l’effet que ce pan lumineux avait pu produire sur nous, dans sa surbrillance visuelle et les secondes hypnotiques qu’il engendre.
Même si Jean Louis Schefer est sans ambiguïté sur ce point, même si nous pensons comme lui que c’est toute image filmique qui est redevable d’une telle approche, il faut bien reconnaître que c’est la nature particulière du plan de Rue Fontaine qui favorise une lecture qui s’engouffre dans la rupture du pacte analogique. Il faut bien souvent se faire violence pour résister à l’empire de l’analogie et se faire oublieux du référent. L’image d’un vélo décidément ressemble à un vélo et les lunettes du Dr Coppelius sont bien accrochées à nos yeux 910 . Mais en ce qui concerne l’« espace entre » deux corps dans les films de la quatrième période, nous n’avons nullement l’intention de travailler contre leur dimension analogique (encore que le statut de la ressemblance dans le cas d’un tel « objet » reste problématique : peut-on vraiment parler ici de ressemblance ?). Guidé par Jean Louis Schefer sur ce point, nous souhaitons seulement poser en principe que la dimension de l’analogie ne suffit pas pour rendre compte de son importance, dès lors qu’il s’agit de s’intéresser aux significations qu’un tel « espace entre » peut porter. Au vu de nos analyses précédentes et de ce qui vient d’être théoriquement exposé, on posera donc en présupposé que l’« espace entre » vaut sans doute moins en lui-même dans les films de la quatrième période que pour tout ce qu’il peut servir à désigner et signifier pour le spectateur.
Nicole Brenez peut ainsi écrire : « Au commencement était Jean Louis Schefer parce qu’il a complètement reconsidéré le statut de l’analogie au cinéma. » Cf. Nicole Brenez, « Remarques sur les théories contemporaines : le voyage absolu » in Art Press, Hors série n° 14, 1993, p. 68.
Nicole Brenez, art. cit., p. 68.
Jean Louis Schefer, Images mobiles, Paris, P.O.L, 1999, pp. 64-66.
Jean Louis Schefer, op. cit., p. 58. Souligné par l’auteur.
« En méthode, il faudrait au cinéma déchausser les lunettes du Dr Coppelius qui transforme par magie la statue Olympia en femme vivante et désirable, et distinguer radicalement l’effigie actuelle, cette silhouette qui danse dans les images, du corps réel. » Cf. Nicole Brenez, « Les Corps sans modèle », art. cit., p. 121.