Distances : faire varier l’« espace entre »

C’est par d’autres voies que l’« espace entre » prend de l’importance et une valeur sémantique dans les films de la quatrième période. La première de ces voies repose sur la taille de cet « espace entre ». Entre deux personnes, l’espace qui les sépare est plus ou moins dilaté ou contracté, plus ou moins serré ou desserré, plus ou moins porteur de distance. Cette distance est en elle-même et par elle-même chargée de significations, sans qu’il soit besoin pour cela de lui assurer un statut métaphorique. Dans La Dimension cachée, E. T. Hall proposait de classer les distances d’interlocution de manière précise : distance intime (45 cm), personnelle (1, 20 m), sociale (3, 60 m), publique (au-delà) 912 . Il ne s’agit pas pour nous d’être aussi précis dans la mesure des distances qui séparent plus ou moins deux personnages dans les films de la quatrième période et comme le disent Roland Barthes et Frédéric Berthet « peu importent les centimètres. » 913 Mais on peut retenir l’idée que la nature d’une distance entre deux personnes et les variations de cette distance peuvent tout à fait témoigner des tournures prises par une relation. A fortiori dans le cinéma de Philippe Garrel, si prompt à déployer et travailler des « écritures physiques ».

Dans La Naissance de l’amour, par exemple, la relation sentimentale entre Paul et Fanchon n’est plus que le simulacre d’un amour passé. Rien ne le figure mieux que la grandeur de l’« espace entre » qui les sépare dans chacune des situations où ils apparaissent. Pas une fois un contact physique n’a cours entre eux, alors que Paul est pourtant si prompt à embrasser, cajoler, serrer fort contre lui ou caresser les femmes qu’il aime vraiment. Le seul moment de proximité a lieu à la maternité, lorsque Fanchon se prépare pour son accouchement [séq. 12]. Paul aide Fanchon à enfiler son manteau – mais il est presque entièrement rejeté hors-champ (seules son ombre et ses mains nous renseignent sur sa présence), la caméra restant aimantée sur le visage de Fanchon que défigure légèrement un début de sanglot. Paul ne participe, littéralement, que du bout des doigts à ce moment de plus grand resserrement de leur « espace entre ». Le reste du temps, et dès la première séquence qui les réunit au café [séq. 10], il règne entre eux une distance nette, qui dans les moments les plus critiques ne fait que s’allonger un peu plus. C’est le cas lorsque Paul pique une crise et se met à hurler contre sa femme parce que « cela fait trois heures que la petite ne veut pas dormir » [séq. 46]. Fanchon prend immédiatement sa couverture et ses jambes à son cou et court se réfugier dans les escaliers de leur immeuble. C’est aussi le cas lorsque Paul, euphorique d’avoir lu dans le journal que « le ministre de la défense a démissionné », reçoit comme une douche froide la réplique de Fanchon qui ne comprend pas à quoi sert cette démission si elle n’empêche pas de faire la guerre [séq. 11]. Au changement d’intensité sonore de la voix de Paul, on sait qu’il se rapproche de Fanchon qui se trouve dans la cuisine en train de laver des verres et le dernier plan de la séquence nous le montre en effet dans l’encadrement de la porte. Mais Fanchon et lui étant chacun reclus dans deux champs différents, le spectateur ne peut évaluer l’« espace entre » qui les sépare : incertain, indéfini, générant un déficit dans la perception, l’« espace entre » traduit un malaise dans la représentation qui ne donne que plus de force encore au malaise dans la relation entre les deux personnages. De même, la séparation définitive d’avec Fanchon suppose pour Paul d’étirer la distance entre lui et Fanchon, en fuyant, valise à la main dans la rue [séq. 49]. À telle enseigne que Fanchon est à partir de cette scène trop éloignée de lui pour qu’elle puisse même réapparaître dans le film. Entre Paul et Fanchon, il existe un large espace qui ne les tient liés que le temps où il semble occupé par le ventre arrondi de Fanchon enceinte. Une fois Judith née, la situation périclite, la distance entre deux ne fait qu’augmenter – jusqu’à ce qu’elle finisse par rendre impossible toute co-présence.

Notes
912.

E. T. Hall cité dans : Roland Barthes et Frédéric Berthet, « Présentation » in Communications n° 30, op. cit., p. 3.

913.

Art. cit., p. 3.