L’« espace entre » : une figure

Cet exemple le montre, l’« espace entre » ici n’est pas un corps, mais il a force de figure parce qu’il permet de rendre sensible ce qui reste de l’ordre d’une abstraction : l’état d’une relation et ses changements. En ce sens, l’« espace entre » figure l’infigurable. Il rend filmiquement concret l’infilmable. Il vaut en tant qu’incarnation filmique de l’entre-deux qui relie autant qu’il maintient disjoints deux êtres. Plus encore, il vaut en tant qu’incarnation qualitative de cet entre-deux parce qu’il permet d’en figurer les mouvements et les évolutions.

De ce point de vue, l’« espace entre » peut être considéré comme une modalité possible de cette « frontière » dont Avril Dunoyer 914 traque les formes multiples dans l’œuvre cinématographique de Jean Eustache, un cinéaste qui entretient plus d’un lien avec Philippe Garrel 915 . Cette frontière, Avril Dunoyer la définit précisément comme un « entre-deux » dès les premières lignes de son article et son texte travaille à mettre en évidence les raisons diverses pour lesquelles cet entre-deux peut être tenu pour une figure. Celles-ci sont multiples, à l’image de la prolifération de l’occurrence frontière dont cet auteur finit par voir à peu près partout les manifestations dans le cinéma de Jean Eustache, mais aussi dans sa position de cinéaste au sein du cinéma français 916 et finalement dans l’ensemble du cinéma. Une telle prolifération constitue d’ailleurs le caractère un peu limite de la démarche d’Avril Dunoyer : la frontière est finalement partout où on veut la trouver 917 . Mais le propos reste pourtant extrêmement stimulant dans sa volonté de faire fonctionner non seulement la frontière comme figure mais aussi comme un opérateur analytique d’une très grande fécondité (même si Avril Dunoyer n’emploie pas le terme).

Ce que l’on peut retenir de l’article d’Avril Dunoyer pour notre propos, c’est que parmi les manifestations les plus importantes de la « frontière » telle qu’elle la pense, il y a ce que nous nommons l’« espace entre » entre deux personnages : le « cinéaste s’attache à filmer cet interstice, le no man’s land qui sépare les personnages les uns des autres […]. » 918 Or, un tel « espace entre » les personnages (l’interstice), comme toutes les autres manifestations de la frontière, « s’apparente au domaine des figures, de la figuration, en tant qu’elle ne vaut pas pour elle-même, mais indique précisément autre chose qu’elle-même ; la frontière fait figure dans la mise en regard qu’elle permet. » 919 C’est bien ainsi que nous avons présupposé que l’« espace entre » pouvait jouer un rôle important dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, ce que l’analyse des variations de distances entre Paul et Fanchon dans La Naissance de l’amour tend à confirmer. L’« espace entre » est figure précisément parce qu’il prend pour le spectateur un sens figuré dans l’image. On voit que nous ne sommes guère éloignés ici de la conception scheferienne de la constitution du sens d’une image, parce que c’est bien dans la dépendance que l’« espace entre » entretient avec son spectateur qu’il peut recevoir ce sens figuré. C’est d’ailleurs de cette manière qu’Avril Dunoyer conçoit les choses quand elle affirme que c’est « figuralement que la frontière se déploie », parce qu’avec elle le « film devient le lieu du surgissement du sens, et non plus son réceptacle ou son média. » 920 L’« espace entre » ne signifie sans doute rien par lui-même. À peine peut-on dire qu’il est. On retrouve sans doute ici l’idée d’une ontologie paradoxale telle que Jean-Luc Nancy pouvait en formuler la proposition à propos du rapport. Comme le rapport, l’« espace entre » n’est rien d’étant, mais est ce qui se trouve entre les étants « selon le mode d’être qui n’est justement pas l’étantité. » 921 Mais n’étant rien et ne signifiant rien par lui-même, il en devient d’autant plus apte à recevoir un sens figuré – a fortiori dans un film qui est un système sémiotique et développe une économie figurative.

Prêter un sens figuré à l’« espace entre » engage une démarche analytique qui n’est pourtant pas sans risque heuristique. Elle peut vite prêter le flanc à la critique en voyant condamner son trop grand subjectivisme. L’analyste peut vite se voir reprocher de donner un sens à l’« espace entre » que lui seul y trouve. Suffit-il d’affirmer, par exemple, sans autre forme de démonstration, que « le déploiement parfois non vérifiable, quantifiable, de la frontière dans les films de Jean Eustache permet de figurer l’infigurable, c’est-à-dire l’ipséité irrémédiable dont chaque personnage fait l’expérience dans les films de fiction comme dans les documentaires » 922 ainsi que le fait Avril Dunoyer, pour que le lecteur considère aussitôt l’affirmation comme valide ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas évident que la figure de frontière devienne automatiquement (« c’est-à-dire ») le moyen de figurer l’ipséité dans les films de Jean Eustache. On pourra même s’étonner du caractère catégorique de la proposition étant donné qu’Avril Dunoyer pose en ouverture de son article que la frontière est un entre-deux qui « empêche la fusion » et « délimite deux états » mais détermine aussi « une zone où toutes les combinaisons sont possibles, un espace polémique de considération mutuelle. » 923 Il faut bien que la frontière vienne aussi figurer ce qui transcende l’ipséité des êtres si l’on veut justement qu’elle soit une frontière dans le cinéma de Jean Eustache…

Notre propos n’est pourtant pas de contester la validité de la proposition herméneutique d’Avril Dunoyer. Il consiste seulement à souligner que la démarche qui vise à envisager l’« espace entre » en un sens figuré encourt le risque de voir contester radicalement les propositions sémantiques auxquelles elle aboutit, bien plus que d’autres démarches analytiques. Ce risque, il nous faut pourtant l’assumer. D’abord parce que mieux vaut se tromper et faire des propositions que de ne rien dire. Ensuite parce que le risque nous semble en partie jugulé par l’insistance avec laquelle les films de la quatrième période conduisent le spectateur à focaliser son attention sur l’« espace entre » au cours de certains « entre deux personnes ». Pourquoi une telle insistance si ce n’est pour inviter au moins le spectateur à relever le défi de tenter de lui donner sens pour lui ? Enfin, quitte à donner le sentiment de reculer devant cette exigence sémantique, parce que la question importante ne nous paraît pas fondamentalement de tenter de dire le sens figuré que peut recevoir tel ou tel « espace entre ». Elle est plutôt d’arriver à faire sentir que l’« espace entre » mérite dans les films de la quatrième période d’être envisagé comme un lieu de sens, sans pour autant convaincre nécessairement le lecteur du sens que nous lui donnons. Là encore, il ne s’agit pas de dire le sens mais de s’engager dans la voie du sens, comme nous le disions 924 à l’occasion d’autres problèmes filmiques.

Notes
914.

Avril Dunoyer, « La frontière comme figure chez Jean Eustache » in François Aubral et Dominique Chateau (eds), Figure, figural, op. cit., pp. 275-288.

915.

La référence à Jean Eustache est même directement évoquée dans La Naissance de l’amour, au moment où Paul et Fanchon sortent du café où ils ont renoué ensemble. Paul dit : « Tiens, c’est drôle, c’est la fenêtre de la chambre où Jean s’est flingué. C’est drôle… » [séq. 10].

916.

« [Jean Eustache] travaille au confluent de deux époques, au crépuscule de la Nouvelle Vague et à l’aube d’un cinéma plus dur, solitaire, dispersé (avec des cinéastes comme Garrel, Pialat, Rozier, Straub, etc.). » Cf. art. cit., p. 287.

917.

Il faut cependant souligner qu’Avril Dunoyer justifie sa démarche puisque « la frontière n’est pas invariable mais se constitue des éléments qu’elle oppose ; ainsi, déterminer sa valeur signifiante suppose de toujours replacer cette figure dans les divers contextes qui la mettent en œuvre, en explicitant chaque fois le sens nouveau qui résulte de cette extrême diversité des situations où l’on décèle sa présence. » Cf. art. cit., p. 286.

918.

Ibid., p. 285.

919.

Ibid., p. 285.

920.

Ibid., p. 279.

921.

Jean-Luc Nancy, L’« il y a » du rapport sexuel, op. cit., p. 21.

922.

Art. cit., p. 279.

923.

Ibid., p. 275. Souligné par l’auteur.

924.

Cf. Chapitre III.