Pour importantes qu’elles soient, les variations de distances entre deux personnages ne constituent sans doute pas les modalités par lesquelles l’« espace entre » acquiert une présence des plus singulières dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Disons plus exactement que ce ne sont pas selon ces modalités que Philippe Garrel atteint les effets de densification de l’« espace entre » les plus importants au cours de cette période. Surtout, ce n’est pas à travers les variations de distance entre deux personnages que le spectateur est amené et même dirigé à focaliser son attention sur l’« espace entre ». Philippe Garrel, en revanche, développe une série d’autres modalités, des petites stratégies filmiques, qui visent à guider le regard sur cet espace tout en lui assurant un surcroît de présence [Planches XXVIII, XXIX et XXX]. Stratégie est un bien grand mot cependant. En effet, aucune forme de systématisme ni même de répétition martelée de ces stratégies ne se fait jour dans les films de la quatrième période. Mais ce qui nous engage à conserver ce mot de stratégie, c’est le faisceau qu’elles finissent par former ensemble en étant toutes tendues vers le même but : conférer un surcroît de présence et d’importance à l’« espace entre ».
La première de ces stratégies consiste à immobiliser les figures humaines lorsqu’elles sont côte à côte ou plus spécifiquement en situation de face-à-face. L’attitude mutuelle se fige pendant un laps de temps plus ou moins long et l’« espace entre » conserve une distance à peu près constante dans le plan. Mais dans les occurrences qui nous intéressent, ce n’est pas cette seule distance qui semble importante pour la mise en évidence de l’« espace entre » : c’est la sorte d’arrêt, non pas sur l’image, mais dans l’image qui se produit entre les deux corps. Ils forment alors une sorte de viseur, quelque chose comme un judas pour l’œil du spectateur à travers lequel il semble invité à voir le motif inséré entre les deux corps. Dans La Naissance de l’amour, Paul et l’étrangère de Cadix se retrouvent en situation de face-à-face à l’instant de leur rencontre peu après que Paul a fait son entrée dans le champ [séq. 27]. Ils se tiennent tous deux de profil dans le plan, à faible distance l’un de l’autre. Leurs deux corps forment alors une sorte de cadre humain qui semble enserrer ce qui se fait visible entre eux : un bâtiment en forme de forteresse qui s’étend sur toute la largeur de l’« espace entre ». Dans Le Vent de la nuit, dans la séquence de nuit en Allemagne au cours de laquelle Serge dit à Paul de ralentir sa vitesse, la caméra filme frontalement les deux hommes à travers le pare-brise de la Porsche [séq. 31]. Ils sont présents dans le même champ, configuration qui n’est pas si fréquente, et entre eux apparaissent bien encadrés les deux phares jaunes de la voiture qui les suit, nettement visibles dans la nuit noire. Dans Le Cœur fantôme, Justine et Philippe stoppent un instant leur marche côte à côte après que leur rencontre a eu lieu [séq. 13]. Peu après, ils se remettront en marche, à l’invitation de Justine. Mais lors de ce moment d’arrêt, les deux personnages se tiennent en face l’un de l’autre, filmés légèrement de biais par la caméra, et entre eux deux, bien au centre, le spectateur peut distinguer un petite vitrine carrée qui brille d’une lumière orange. Dans La Naissance de l’amour, enfin, le plan dans lequel Ulrika et Paul achètent des préservatifs à la pharmacie les montre de trois quarts dos, côte à côte devant le comptoir de la pharmacie. Cette fois, c’est un corps humain qui vient se loger dans l’« espace entre » : celui de la pharmacienne [séq. 7].
Une telle liste (qui ne comporte pourtant que quatre occurrences) était nécessaire pour montrer que les exemples ne manquent pas dans les films de la quatrième période où deux corps se font double statue qui encadre et qui aide à voir un élément corporel en arrière-plan. L’effet d’accumulation a force de symptôme : une stratégie de mise en scène et de figuration se dessine bien ici. Ce qui se déroule entre Paul et l’étrangère de Cadix et entre Justine et Philippe représente les cas les plus éloquents. Alors que les personnages étaient jusqu’ici en mouvement, alors que la portion de scène-monde sur laquelle ils se trouvent est vaste, alors que rien ne les oblige a priori à se figer exactement à cet endroit, ils viennent pourtant s’immobiliser de manière à encadrer distinctement un motif en arrière-plan. Mais ce motif n’a guère de valeur en lui-même. Il n’a d’intérêt qu’à venir occuper l’« espace entre » les deux personnages. Sans cet « espace entre » qui guide l’œil dessus, ce motif ne jouerait aucun rôle (mis à part, et encore, la pharmacienne). Alors qu’il ne serait qu’un élément secondaire perdu dans le paysage, il devient tout à coup le centre de l’image à être si fermement cerné. Pour l’œil spectatoriel, l’« espace entre » n’est plus alors un espace vide. Il devient un espace occupé d’une présence qui semble en retour accorder présence à cet « espace entre ».