Objet symbolique au cœur de l’« espace entre »

La seconde stratégie qui s’impose pour accroître la présence de l’espace entre dans les films de la quatrième période consiste très simplement à placer un objet entre les deux personnages. Nous avons déjà pu rencontrer un exemple de cette stratégie en nous arrêtant sur le double portrait formé par les deux visages de Justine et Philippe dans le métro 925 . La barre d’aluminium placée entre les deux visages représentait l’un de ces objets qui viennent occuper l’« espace entre ». Dans La Naissance de l’amour, la lettre de sa sœur qu’Ulrika lit à Paul avant qu’ils ne se quittent vient s’inscrire très exactement au cœur de l’« espace entre » les deux personnages [séq. 41]. De même, dans Le Vent de la nuit, le sculpteur Jean rejoint Serge dans le champ de manière à ce qu’il se trouve chacun de part et d’autre de la sculpture dont il est l’auteur [séq. 8]. Parfois ces « objets » (il convient en ces cas-là de mettre le terme objet entre guillemets) peuvent appartenir aux corps mêmes : ce sont les mains jointes de Marianne et de Gérard dans J’entends plus la guitare ou celles de Paul et d’Ulrika dans La Naissance de l’amour que les films distinguent nettement en proposant des gros plans sur elles [respectivement, séq. 17 et séq. 40].

Ces objets sont parfois si anodins qu’ils retiennent à peine l’attention spectatorielle. Mais dès l’instant où le spectateur les repère, ils attirent le regard de manière irrépressible et se transforment en punctum. Dans la séquence où Marianne et Aline se retrouvent en co-présence au café dans J’entends plus la guitare, il y a bien d’autres choses à voir que ce qui vient occuper l’« espace entre » les deux femmes [séq. 42]. Sans se concentrer sur les personnages, l’œil spectatoriel est plutôt attiré, par exemple, par la couleur d’un beige sinistre de la tapisserie du café et par les entrelacs de fleurs noires qui y figurent. Une telle tapisserie fait beaucoup pour le sentiment de laideur qui émane du plan et qui rajoute un malaise visuel à la lourdeur de l’atmosphère. Pour autant, au tout début de la séquence, c’est la petite cuillère qu’Aline tourne et retourne frénétiquement dans sa main qui point le regard dès que le spectateur y prend garde. Cette petite cuillère est à peu près inscrite au centre de l’image et entre les deux femmes. Elle vient dynamiser l’« espace entre » de sa petite danse nerveuse. À elle seule, elle suffit à transcrire et à incarner visuellement la tension qui sourd entre les deux femmes. Le punctum visuel se fait ainsi punctum dramatique et l’« espace entre » devient pour un instant le lieu à la fois vide et plein dans lequel est rendu quasiment concret le conflit interhumain qui explosera verbalement dans les minutes qui suivent.

Ce dernier exemple le montre. Ce qui vient s’inscrire dans l’« espace entre » ne fait pas qu’accorder présence à l’« espace entre ». Il peut en retour recevoir une fonction dramatique non négligeable du fait d’être placé dans l’« espace entre » deux personnages. Un petit circuit d’échange a lieu ici à l’intérieur duquel l’« espace entre » et ce qui vient occuper l’« espace entre » se renforcent l’un l’autre. Un tel renforcement mutuel ne fait pourtant pas qu’assurer une fonction dramatique à l’objet qui trouve à se loger dans l’« espace entre ». Il peut aussi lui faire tenir un rôle symbolique de tout premier plan. Placé strictement entre deux personnages, l’objet peut en effet se faire symbole au sens précis que Gilles Deleuze donne au symbole au cinéma. Pour Gilles Deleuze, « on appellera symbole non pas une abstraction, mais un objet concret porteur de diverses relations, ou des variations d’une même relation, d’un personnage avec d’autres et avec soi-même. » 926 Bien qu’il forge le concept à propos du cinéma d’Alfred Hitchcock, rien n’empêche de porter une telle conception du symbole sur d’autres terrains cinématographiques. Plus exactement, tout invite à ce qu’une telle définition du symbole soit confrontée à l’économie figurative d’autres cinéastes parce que la taxinomie des images et des signes à laquelle se livre Gilles Deleuze a une visée de portée générale. C’est d’ailleurs pourquoi le symbole se voit à nouveau défini dans le glossaire 927 figurant à la fin de L’Image-mouvement, sans qu’il ne soit plus fait mention à Hitchcock ni à aucun autre cinéaste.

Les objets logés dans l’« espace entre » ne sont sans doute pas les seuls dans les films de la quatrième période à accéder au rang de symbole. Mais si ces objets paraissent peut-être plus immédiatement que d’autres faire symbole, c’est d’abord et surtout parce qu’il viennent se loger dans un espace qui n’existerait pas sans la mise en relation de deux corps. L’objet peut se faire porteur des relations entre les personnages et les incarner précisément parce qu’il est inscrit au centre d’un espace relationnel. Mais c’est aussi souvent en raison de l’apparente faiblesse de la situation dramatique que ces objets font symbole. Ils ne se trouvent pas associés à des actions de prime abord décisives. Comme souvent dans les films de la quatrième période, l’anodin paraît venir en lieu et place du dramatique et si dramatisation il y a, elle fraye avec la dédramatisation. Mais en réalité, la dramatisation de la situation joue tout de même un rôle. On pourrait dire que c’est surtout un rôle de contextualisation dramatique qui permet alors que fonctionne à plein la fonction symbolique de ces objets. Pour le dire autrement, Philippe Garrel s’arrange (de manière parfois très ténue) pour simplement faire ressentir au spectateur que ces objets représentent un enjeu d’importance pour les personnages afin qu’il produise ses propres déductions sur le plan symbolique. Ainsi, alors qu’en surface la situation dramatique peut avoir des airs tranquilles ou faussement policés, l’objet symbolique peut venir incarner la nature réelle d’une relation qui unit deux personnages.

Parmi les objets qui assurent un surcroît de présence à l’« espace entre » deux personnages, il en est trois au moins qui jouent un rôle symbolique important. Afin de ne pas nous appesantir sur des exemples, nous ne ferons que mentionner les deux premiers : le premier parce qu’il nous semble le moins crucial en raison de la nature même de cet objet qui lui confère un aspect hautement dramatique laquelle peut venir en partie masquer sa dimension symbolique ; le deuxième parce que ce n’est pas tout à fait un objet. Le premier objet est la seringue usagée que Philippe ramasse au milieu des jouets de sa fille dans Le Cœur fantôme [séq. 57]. Une fois que Philippe a ramassé cette seringue, il la porte dans sa main de manière à ce qu’elle vienne s’inscrire entre lui et les jambes de sa fille Lucie qui se tient à l’extrême droite du cadre. L’« espace entre » paraît ainsi devenir infecté d’une présence toxique et il n’est guère difficile de comprendre tout ce que cet objet vient signifier symboliquement quant à la relation de père qui unit Philippe à sa fille, désormais qu’il n’est plus là au quotidien pour veiller sur elle. Le deuxième « objet » est le fossé, au sens littéral du terme, qui sépare Jeanne et Minouchette dans la dernière séquence des Baisers de secours. Chacune sur un quai de la station de métro Vanneau, l’« espace entre » les deux femmes est ici d’une très grande largeur et semble creusé d’un sillon énorme. De la disjonction est ajoutée ici à de la disjonction qui symbolise tout ce qui peut séparer ces deux femmes : la dispute d’un même rôle, deux statuts sociaux différents alors qu’elles font le même métier de comédienne, Matthieu, enfin, dont il n’est pas impossible de sentir la présence en creux dans ce fossé du métro, tant c’est sa décision au départ de confier le rôle de Jeanne à Minouchette qui a amené les deux femmes à « s’affronter » pour l’incarnation d’un personnage.

Le troisième objet qui nous semble acquérir une très forte charge symbolique a un caractère nettement plus banal. Il s’agit de la veste en jeans de Thomas, le fils de Marianne dans J’entends plus la guitare. Quelques signes ténus font comprendre que cette veste est l’enjeu d’un mini-drame entre Marianne et la grand-mère de Thomas. La séquence dans laquelle cette veste apparaît plonge le spectateur in medias res dans une situation de conversation entre les deux femmes [séq. 13]. Marianne et la grand-mère se tiennent à proximité l’une de l’autre, face-à-face, filmées de profil. Les sourires sont de façade et Marianne, visiblement très mal à l’aise, essaie de faire bonne figure devant les paroles mielleuses et hypocrites de la grand-mère qui ne cesse de lui répéter « qu’on » l’aime beaucoup. Les deux femmes se tiennent dans l’encadrement d’une porte et l’effet de surcadrage qui redouble la fixité du cadre de la caméra assure au plan une composition très nettement centripète. Le spectateur ne peut manquer alors de porter son attention sur ce qui figure au centre de la composition : la veste de Thomas qui se trouve entre les deux femmes. Elle vient en grande partie combler l’« espace entre » et donne le sentiment de relier les deux femmes comme un gros cordon ombilical. Parler de cordon ombilical dit assez le poids métonymique que cette veste nous semble acquérir : elle vaut pour Thomas, étant donné que seul cet enfant forme un lien entre elles.

Le spectateur peut noter que les deux femmes sont fermement agrippées à la veste. Elles paraissent toutes deux décidées à ne pas la lâcher, comme si quelque chose de vital se jouait là. Alors que les paroles sont amènes, alors qu’en surface les sourires répondent malgré tout aux sourires, l’« espace entre » et la veste qui vient le combler tiennent un tout autre discours. Ils concentrent l’état d’une relation délétère entre les deux femmes. Les raisons qui font que cette relation est gangrenée, le spectateur ne les connaît pas encore. Ce n’est que lorsque Gérard et Marianne seront rentrés chez eux qu’il en sera informé : la grand-mère utilise les questions de nationalité et de droit pour que Thomas ne puisse pas vivre avec sa mère. Ce n’est donc que rétrospectivement que cette veste acquiert sa force symbolique. Mais, on peut en faire l’hypothèse, c’est en grande partie parce qu’il ne connaît pas la situation que le spectateur peut d’autant plus être attentif au petit drame de la veste : il ne sait pas mais il sent que quelque chose de crucial a lieu là.

Cette sensation est encore renforcée dans la suite de la séquence, qui entérine le caractère symbolique de la veste. Après ce plan sur les deux femmes apparaît une situation de dialogue en champ-contrechamp entre Thomas et Gérard. Le spectateur découvre l’enfant pour la première et unique fois au cours de cet échange de paroles et le petit drame de la veste semble s’oublier tout à fait, devant l’émouvante gravité des paroles de l’enfant. Mais le petit drame fait retour dans le dernier plan de la séquence, qui montre à nouveau Marianne et la grand-mère. Cette fois, la veste ne se trouve plus entre les deux femmes. Marianne a lâché prise et seule la grand-mère tient la veste, en la secouant à l’adresse de Thomas, hors-champ, qu’elle interpelle en lui disant de venir mettre cette veste [Planche XXXI]. Marianne, reléguée au rang de spectatrice impuissante, regarde en direction de Thomas sans intervenir. Pour banal qu’il soit, ce motif de la veste est donc un motif particulièrement appuyé dans cette séquence. Non seulement visible par deux fois, il est « dit » en paroles et même répété par la grand-mère (« Viens mettre ta veste, mon chéri… viens mettre ta veste »). De ce fait, il sert d’abord à mettre en évidence la volonté de la grand-mère d’insister sur tout ce qu’elle représente d’attentionné et de protecteur pour l’enfant, ce que Marianne ne peut recevoir que comme un coup de poignard. Mais étant donné le poids métonymique de cette veste, quelque chose d’autre s’est passé au cours du champ-contrechamp donnant à voir Gérard et Thomas. Car il convient de mettre en relief un élément significatif : Philippe Garrel ne montre pas Marianne lâchant la veste de Thomas. Ce geste, on est tenté de dire que, comme Gertrud dans le film éponyme de Carl Dreyer 928 , il est « passé dans la collure. » 929 Dès lors, ce geste devenu invisible fait écho à un invisible plus ancien et prend sens à ne plus être lu seulement au présent de l’action. Il devient une forme particulière d’image-temps, quelque chose comme un geste-temps, parce qu’il fait remonter avec lui un passé chargé de douleur qu’il figure : le temps où Marianne fut obligée de céder son enfant à la grand-mère. On voit ainsi le rôle symbolique majeur qu’acquiert cette veste dès lors qu’on en examine la position analytiquement. Elle devient le lieu d’une violence indue qui est la sève même de la relation qui s’établit entre Marianne et la grand-mère, mais aussi entre ces deux femmes et Thomas. Grâce à cet objet qui vient le remplir avant d’en sortir, l’« espace entre » devient le lieu de concentration de cette violence où elle sourd et semble se condenser au point de devoir en être expulsée pour se faire plus violente encore. Si Philippe Garrel ne manque pas d’être un cinéaste de la cruauté, c’est aussi parce qu’il sait parfois, sous le calme des situations, trouver le moyen d’incarner la haine .

Notes
925.

Cf. Chapitre VI.

926.

Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 275.

927.

Ibid., p. 293.

928.

Carl Dreyer, Gertrud (Danemark, 1964).

929.

Cf. Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 45.