Exploration de la caméra : creuser l’« espace entre »

La troisième stratégie qui se dessine, nous l’avons déjà évoquée en partie à la fin du premier chapitre de cette étude. Elle représente l’une des conséquences de ce que nous proposions d’appeler des « ménages à trois » garreliens. Cette stratégie consiste à explorer l’« espace entre » au moyen de la caméra, comme si elle cherchait à s’immerger, voire s’engouffrer au cœur même du rapport interhumain. Selon nous, une telle idée d’exploration ne prend son sens que dans les cas où l’« espace entre » est si contracté, si resserré, si comprimé que la dimension exploratoire de la caméra saute littéralement aux yeux. Alors que l’« entre deux personnes » forme un bloc et que les deux personnages pourraient très bien être réunis dans un cadre unique même filmés en très gros plans, la caméra au contraire choisit de souligner par un mouvement net l’« espace entre » les deux personnages : elle vient très directement focaliser son attention sur le seul lieu du drame qui l’intéresse. Le plus souvent, une telle exploration se retrouve au cours d’un « entre deux visages ». Mais le mouvement de caméra suffit à distinguer ce genre de configuration filmique du double portrait. Ce n’est pas un effet tableau par engendrement d’une stase qui retient ici l’attention. C’est tout au contraire une mobilité de la caméra qui vient dynamiser un « espace entre » quasiment figé et gelé, lui conférant ainsi une sorte de volume en creux pour l’œil du spectateur. En somme, plus encore peut-être qu’une exploration il s’agit d’un mouvement de creusement, comme si Philippe Garrel voulait se faire archéologue de l’intime.

Les deux plus beaux et émouvants exemples d’une telle configuration se trouvent dans Les Baisers de secours. Il est indispensable de les considérer en regard, parce qu’ils sont clairement construits en situation d’écho pour s’interpeller par-delà la distance filmique qui les sépare. Le premier moment apparaît peu après les retrouvailles de Jeanne et Matthieu, mais ne met pas en co-présence le couple : elle accompagne un moment de co-présence très tendre entre Jeanne et Lo [séq. 29]. Ce plan débute sur le visage de Lo filmé en très gros plan. Lo a l’air très calme, à la limite de l’assoupissement, le profil cadré de manière à ce que son visage soit tourné en direction de l’arête supérieure du cadre. L’emploi d’une très longue focale rend presque flou le bras de Jeanne que l’on aperçoit derrière le visage de Lo. À la gauche du cadre, le spectateur peut deviner pendant quelques secondes le bout du pouce de Jeanne en train de bouger, avant que la caméra n’effectue un court panoramique sur la gauche pour venir encadrer et le visage de Lo et la main de Jeanne qui caresse doucement le corps de son enfant. La caméra revient alors sur le visage de Lo, puis remonte en travelling ascendant pour venir cadrer le visage de Jeanne, penchée sur lui. Le plan dure alors quelques instants sur le visage de Jeanne, avant qu’elle n’effectue à nouveau un panoramique descendant, pour retrouver le visage de Lo qui n’a pas changé de position.

Cette description a tenté d’en rendre compte : dans ce plan, il n’y a pas d’autre espace que l’« espace entre » entre Jeanne et son fils. Les deux visages et la main de Jeanne forment un triangle corporel à l’intérieur duquel la caméra effectue ses déplacements. Elle circonscrit ainsi une sorte d’arène extraordinairement privée autant qu’elle semble en examiner les moindres recoins, un peu comme pourrait le faire une caméra chirurgicale si l’ensemble ne dégageait pas une profonde douceur qui tient à distance tout effet clinique. Il est peut-être moins question ici de visibilité que d’une tentative de rendre concret, à travers le « langage » que forment les déplacements d’une caméra, tout ce qui circule d’attachement et d’amour entre une mère et son enfant. Si la caméra rend visible ici, c’est par ce qu’elle montre mais c’est aussi et peut-être surtout à travers la manière dont elle le montre. On peut dire en ce sens que les déplacements de la caméra forment figure, cherchant à rendre présent sous forme concrète l’infilmable même : le sentiment qui vient du plus profond de ces deux êtres.

Le second exemple est très proche. Il apparaît dans l’antépénultième séquence des Baisers de secours et ouvre la séquence. Cette fois, ce n’est pas d’abord le visage de Lo qui est distingué. C’est celui de Matthieu, penché comme pouvait l’être auparavant celui de Jeanne. Le plan dure alors un moment sur le visage de Matthieu, avant que la caméra n’effectue un panoramique descendant pour venir cadrer Lo, que le spectateur peut découvrir le visage couché sur les jambes de son père, dans une position sensiblement équivalente à celle qui était la sienne quand il était avec sa mère. Parce qu’elle n’effectue qu’un seul panoramique, la caméra se fait moins exploratrice entre Matthieu et Lo qu’entre Jeanne et Lo. Un seul mouvement de caméra vient souligner l’« espace entre » le père et le fils. Mais, comme précédemment, la caméra n’en semble pas moins venir figurer le sentiment qui unit l’homme et le petit garçon. D’ailleurs, étant donnée la mise en regard qui ne peut manquer de s’établir entre les deux plans au vu des similitudes des postures (visages d’adultes penchés sur le visage tourné dans leur direction d’un seul et même petit enfant), ce second plan paraît se faire l’héritier du premier. Il n’est donc pas impossible de supposer que le souvenir du premier plan se lève pour le spectateur à la vision du second plan, prêtant ainsi les mêmes qualités d’exploration profonde à la caméra alors que le mouvement en est peut-être moins marqué. Mais plutôt que de spéculer plus avant sur les mécanismes mnésiques du spectateur, il est aussi (et surtout) possible de voir dans la non-coïncidence des modes de filmage une manière subtile de faire sentir tout le jeu de la différence qui s’établit dans le traitement d’un seul et même objet : l’« espace entre » un enfant et l’un de ses parents. Aussi ténu soit cet objet, il peut néanmoins recevoir des traitements filmiques variés qui à chaque fois en singularisent l’apparition. Ainsi, c’est à chaque fois une relation particulière qui est distinguée : sous l’apparente répétition, Philippe Garrel traduit l’ipséité absolue de ce qui se joue dans chacune des occurrences.