Les trois stratégies que nous venons de passer en revue nous semblent suffire à démontrer que l’« espace entre » possède un rôle non négligeable dans l’économie des films de la quatrième période. Il constitue à de nombreuses reprises un point névralgique vers lequel l’attention spectatorielle semble irrépressiblement appelée. En ce sens, on peut dire que ces stratégies sont des stratégies pour l’« espace entre », pour voulant dire ici aussi bien en vue de mettre en relief l’« espace entre » qu’en vue de lui faire jouer positivement un rôle (sur le plan dramatique et symbolique). En somme, ces stratégies font d’un pur vide un lieu plein : plénitude qui est moins celle des objets que celle du sens que le spectateur peut être amené à y déceler.
Dès lors, sans affirmer que l’« espace entre » constitue « la base de l’économie interne » des films de la quatrième période des films de Philippe Garrel, comme Avril Dunoyer le fait pour la frontière chez Jean Eustache 930 , il est possible d’affirmer en revanche que l’« espace entre » constitue un maillon prépondérant de son esthétique. Parmi tous les éléments que nous avons été amenés à étudier au cours de ce travail, il n’en est peut-être pas qui entrent mieux en résonance avec l’intuition critique de Thomas Lescure que nous avons déjà évoquée selon laquelle les films de Philippe Garrel affirmeraient « sous des formes diverses une même configuration secrète ». Plus encore que l’« entre deux personnes » qui deviendrait secret par survisibilité 931 , ce pourrait être l’« espace entre » deux personnes qui finirait par devenir ce secret caché dans les films de la quatrième période et qui viendrait au jour grâce au révélateur analytique. On voit bien tout ce qu’ont de spéculatifs de tels propos et notre intention n’est certainement pas de les prolonger plus longtemps. Mais l’idée est là, avec un caractère buté et séduisant. Elle résiste pour qui a la conviction que Philippe Garrel recherche par-dessus tout à faire engendrer au cinéma ses propres figures qui sans lui n’existeraient pas.
Avril Dunoyer affirme ainsi : « Filmer la frontière, alors que d’ordinaire on ne filme que ce qu’il y a de part et d’autre. Conquérir cet espace, c’est conquérir la matière, se rendre maître, pivot du film. La frontière chez Eustache constitue la base de l’économie interne de son cinéma, comme l’endroit où tout se met en jeu […]. » Cf. « La frontière comme figure chez Jean Eustache », art. cit., p. 285.
Cf. Chapitre IV.