Eustache, Godard : conjonction d’une influence et d’un héritage pour un cinéma moderne

De manière moins spéculative, on peut considérer que l’importance visuelle, dramatique et symbolique qu’acquiert l’« espace entre » dans le cinéma de Philippe Garrel est l’une des caractéristiques esthétiques de son cinéma dans laquelle trouvent à se rejoindre l’influence que Jean Eustache a pu exercer sur lui et son « héritage » godardien 932 . Si l’on accorde quelque crédit à la thèse d’Avril Dunoyer sur le rôle prépondérant de la figure de la « frontière » dans le cinéma de Jean Eustache, les échos entre lui et Philippe Garrel ne manquent pas de se lever. C’est bien ce que nous avons suggéré en considérant que l’« espace entre » dans les films de Philippe Garrel pouvait être tenu pour une manifestation de la frontière. Mais il convient de se souvenir aussi des propos que Jean-Luc Godard a mis dans la bouche de Ferdinand imitant Michel Simon dans Pierrot le fou :

‘« J’ai trouvé une idée de roman. Ne plus décrire la vie des gens, mais seulement la vie, la vie toute seule. Ce qu’il y a entre les gens : l’espace, le son et les couleurs. Il faudrait arriver à ça. Joyce a essayé, mais on doit pouvoir faire mieux. » 933

En ce sens, ce ne serait pas seulement la question que posait Jean-Luc Godard – « Qu’est-ce qu’ils se sont dits, Joseph et Marie, avant d’avoir l’enfant ? » – qui résumerait les acquis de Philippe Garrel, comme le soutient Gilles Deleuze 934 . Ce serait aussi cette même volonté de décrire et de rendre sensible ce qu’il y a entre les gens. Que Jean-Luc Godard, Jean Eustache et Philippe Garrel ne se fassent pas nécessairement la même idée de ce qu’il y a entre les gens, ni ne proposent les mêmes solutions filmiques pour rendre compte de cet « entre », il n’en demeure pas moins que se dessine sur ce point une convergence d’intérêt et d’attention que l’on ne peut que constater.

Repérer une telle convergence n’aurait cependant qu’un maigre intérêt, si elle ne signalait pas aussi et surtout une même appartenance à la modernité cinématographique. En effet, tout comme dans « le roman primitif, la personne du héros est un moyen de lier les parties » et avec « l’évolution des œuvres d’art, l’intérêt se reporte sur les éléments de liaisons » 935 , l’une des caractéristiques de la modernité cinématographique, n’est plus de faire simplement valoir les éléments qui entrent dans la composition d’un film (plans, personnages, etc.) mais les intervalles et les interstices entre les éléments. C’est ainsi que Gilles Deleuze fait de la question du « entre » l’une des pierres d’angle de sa lecture du cinéma de Jean-Luc Godard, ce qu’un film comme Pierrot le fou appelle très directement comme nous venons de le voir :

‘« Car, dans la méthode de Godard, il ne s’agit pas d’association. Une image étant donnée, il s’agit de choisir une autre image qui induira un interstice entre les deux. […] C’est la méthode du ENTRE, “entre deux images” qui conjure tout cinéma de l’Un. […] Entre deux actions, entre deux affections, entre deux perceptions, entre deux images visuelles, entre deux images sonores, entre le sonore et le visuel : faire voir l’indiscernable, c’est-à-dire la frontière. » 936

Même si la frontière selon Gilles Deleuze et la frontière selon Avril Dunoyer ne sont peut-être pas les mêmes frontières, on ne peut qu’être frappé par le rapprochement qui semble se tisser ici entre Jean-Luc Godard et Jean Eustache, et qui appelle cette convergence vers Philippe Garrel que nous avons postulée.

Concernant spécifiquement le cinéma de Philippe Garrel d’avant la quatrième période, Gilles Deleuze ne manque pas non plus de donner de l’importance à l’intersticiel et l’intervallaire, en s’appuyant sur la prolifération des écrans noirs ou blancs dans ses films. Outre l’importance génétique de ces écrans, que nous avons déjà rencontrée, Gilles Deleuze affirme que

« cette nouvelle valeur de l’écran noir ou de l’écran blanc […] semble correspondre aux caractères analysés précédemment : d’une part, ce qui compte n’est plus l’association des images, la manière dont elles s’associent, mais l’interstice entre deux images ; d’autre part la coupure dans une suite d’images n’est plus une coupure rationnelle qui marque la fin de l’une ou le début d’une autre, mais une coupure irrationnelle qui n’appartient ni à l’une ni à l’autre, et se met à valoir pour elle-même. » 937

Au vu de ce qui s’est dessiné à travers nos analyses, cette importance de l’interstice, de l’intervalle, de ce qui est « entre », on peut affirmer qu’elle concerne aussi les situations entre deux personnes dans le cinéma de Philippe Garrel en général et dans la quatrième période en particulier. C’est aussi l’« espace entre » deux personnes qui se met « à valoir pour lui-même » parce qu’il semble incarner l’essentiel de ce qui a lieu entre deux personnes. C’est ce que la notion de foyer confirme en élevant l’« espace entre » à son point de densité le plus haut.

Notes
932.

Philippe Garrel revendique cet héritage, quand il affirme que « Godard […] nous a tout appris. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 188.

933.

Il faut aussi rappeler qu’à partir de la deuxième phrase, la citation d’Élie Faure sur la peinture de Vélasquez que nous avons citée plus haut ouvre Pierrot le fou, lue en voix-over par Ferdinand.

934.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 258.

935.

Victor Chklovski, Zoo (1923) cité dans : Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 179.

936.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 235. Souligné par l’auteur.

937.

Gilles Deleuze, op. cit., p. 260. Souligné par l’auteur.