Polysémie du terme foyer : concentration de chaleur et processus d’expansion

Étant donné que Serge Daney postule la polysémie du terme foyer dans le cinéma de Philippe Garrel, il est nécessaire de rappeler les différentes acceptions que ce terme peut recevoir. Ces différents sens se sont construits par extension, dérivation et analogie à partir d’un sens premier au fur et à mesure de l’histoire. Loin d’effacer les sens antérieurs, chaque nouvelle acception du terme est venue s’ajouter aux précédentes, donnant ainsi le sentiment d’un feuilletage ou plus encore d’un conglomérat notionnel.

Le terme foyer vient du latin focus. En un premier sens, le terme désigne le « lieu dans les pièces de la maison où l’on fait du feu ». Plus précisément encore, le terme peut venir désigner « le lieu de la cheminée où brûle le feu », c’est-à-dire l’âtre. Par extension et par métonymie, le terme en est venu à désigner le feu lui-même qui brûle dans le foyer ou dans l’âtre et la dalle placée devant le foyer pour isoler le feu du sol. Par extension encore, le terme signifie « la partie d’un appareil de chauffage où brûle un combustible. » « Foyer se dit par ailleurs (1572) du lieu où habite une famille […] et par métonymie de la famille même […] » Enfin, avec « le sens fondamental de “feu” qui produit de l’énergie, foyer signifie “lieu où le feu prend et se développe” […] et aussi (mil. XVIIIe s.) “lieu d’où rayonne la chaleur ou la lumière (en optique, 1637, Descartes)” ». Par analogie et par assimilation avec le feu qui rayonne d’énergie, le terme de foyer sert à désigner la « source d’un rayonnement ». Foyer se dit en un sens figuré (av. 1704) pour « point central à partir duquel se développe un processus », généralisation d’un sens médical antérieur « siège d’une maladie ». Enfin, foyer est aussi un terme de physique qui désigne le « point de l’axe d’un miroir concave ou d’une lentille bi-convexe où se réunissent et s’entre-croisent les rayons lumineux ou caloriques après la réflexion et la réfraction. » 938

Nous n’entendons pas ici nous arrêter longuement sur chacune des acceptions du terme. Certaines d’entre elles ne joueront aucun rôle par la suite étant donné que nous nous concentrons sur les situations entre deux personnes. Nous n’insisterons donc pas ici sur le sens que foyer a dans la physique optique, alors même que le cinéma pourrait appeler assez naturellement que l’on fasse jouer le terme en ce sens. Mais on peut néanmoins remarquer que le terme est, en bien des cas, associé à l’idée de concentration de lumière et de chaleur, ce qui ne peut guère surprendre étant donné que le mot sert au départ à désigner le lieu dans lequel on fait du feu, puis le feu lui-même. Le foyer est la source lumineuse où la chaleur se condense. On peut aussi remarquer que le terme foyer est associé à l’idée d’un processus qui se développe à partir de lui, aussi bien parce que le feu du foyer est appelé à grossir et rayonner que parce qu’un foyer peut être le siège infectieux d’une maladie qui peut s’étendre ensuite au reste de l’organisme. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une telle idée de processus paraît avoir contaminé la langue elle-même puisque nombreux sont les sens du terme foyer qui donnent le sentiment d’apparaître par élargissement progressif du lieu dans lequel brûle le feu (l’âtre). Sans que la reconstruction soit le moins du monde exacte d’un point de vue étymologique, on pourrait cependant partir du point le plus central d’un feu, pour en arriver au feu dans son ensemble, puis à l’âtre, puis à la cheminée. Le foyer en viendrait ensuite à déborder l’espace circonscrit de la cheminée pour venir « sauter » sur la dalle placée devant le feu, avant que n’ait lieu une sorte de métonymie géante pour embraser toute la maison, ce grand foyer dans laquelle se tient un autre foyer : la famille. Ainsi le foyer fait bien plus que rayonner : il croît, il s’étend. Il est un germe qui ensemence ce qui l’entoure et pourrait finir par tout transformer en foyer.

Deux lignes de force principales sont donc attachées au terme de foyer : celle de concentration de lumière et de chaleur et celle de l’expansion. Or, c’est bien ce que suggéraient les propos de Serge Daney. D’abord, parce qu’évoquer la peinture de Georges de la Tour c’est faire se lever les images de petits regroupements humains autour de la flamme d’une chandelle qui sont immédiatement associées au peintre, c’est raviver le souvenir de ses mises en scène confinées en clair-obscur où les points de lumière diffusent un halo qui constitue presque toujours une conquête fragile sur les ténèbres alentours [Planche XXXII]. Prononcer le nom de la Tour, c’est très exactement penser et faire penser à un foyer qui est d’abord centre de lumière et de chaleur : une source de rayonnement sans pareille. Ensuite, parce qu’en passant si vite de l’espace circonscrit entre deux personnes au foyer dans tous les sens du terme Serge Daney nous semble suggérer quelque chose comme un mouvement d’expansion à l’œuvre dans les films de Philippe Garrel qui serait attaché au foyer naissant dans l’« espace entre ».

Notes
938.

Cette synthèse des différents sens du terme foyer a été obtenue par croisement des informations figurant respectivement aux entrées « foyer » des dictionnaires Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 1478, Alain Rey (dir.), Le Grand Robert de la langue française, Tome IV, 1985, pp. 675-676 et Paul-Émile Littré, Le Dictionnaire de la langue française, Tome 3, Chicago, Encyclopedia Britannica Inc., 1994, pp. 2609-2610.