Nous pensons que ces deux dimensions essentielles à la notion de foyer informent très directement l’économie des films de la quatrième période. Pour mettre en évidence la première dimension, un plan du Cœur fantôme s’impose parce qu’il paraît venir illustrer directement les propos de Serge Daney, sur un mode figural assez intense. Il convient de rappeler que cette importance du foyer qui naîtrait d’abord entre un homme et une femme, Serge Daney la décelait à propos de J’entends plus la guitare. Le Cœur fantôme était donc loin d’être réalisé (La Naissance de l’amour sépare la réalisation de ces deux films). Certes, la référence à Georges de la Tour est ancienne chez Philippe Garrel. Il a d’ailleurs confié à Dominique Païni ses tentatives pour imiter les effets de lumière du peintre 939 . D’autre part il paraît difficile de ne pas penser que la mort de Serge Daney n’a pas donné une résonance particulière pour Philippe Garrel à ce que son ami critique avait su voir. Le plan qui nous intéresse peut donc d’abord être lu comme un hommage en film. Il vaut pourtant pour autre chose qu’un hommage : il met en avant l’importance d’une lecture de l’« espace entre » en terme de foyer. C’est donc sur ce plan qu’il faut d’abord s’arrêter, avant de montrer par après que Philippe Garrel peut se faire une conception expansive de l’« espace entre »-foyer.
Le plan du Cœur fantôme apparaît dans une séquence qui met en co-présence Justine et Philippe [séq. 24]. Tous deux habillés de chemises blanches, le couple se trouve dans la cuisine de leur appartement. Filmés en plan rapproché au niveau des visages, leurs mains totalement hors-champ, Justine et Philippe s’affairent tous deux. Après un temps où ils restent muets, Justine entame une discussion qui introduit ce qui va devenir l’un des thèmes essentiels associés au personnage dans ce film : la jalousie rétrospective. La séquence suit de peu, en effet, la séquence-rêve du Cœur fantôme dans laquelle Philippe s’était vu en compagnie de Mona aux abords puis à l’intérieur d’un train. À son réveil, Justine lui apprend qu’il a parlé pendant la nuit. Une question sortait de ses lèvres : « Est-ce tu m’aimes ? » C’est à ce rêve que Justine fait référence quand, sur un air de reproche, elle dit à Philippe qu’il préférait Mona. Philippe répond par la moquerie aux angoisses amoureuses de Justine, encore loin de se douter de la tournure quasiment maladive que cette jalousie rétrospective prendra dans la suite du film. C’est alors qu’intervient l’événement lumineux du plan : un noir total. L’effet de ce noir est si inattendu et si soudain qu’un spectateur familier des films de Philippe Garrel d’avant la quatrième période peut croire un très court laps de temps que reviennent dans ce film les brisures intervallaires provoquées par des écrans noirs que pointaient Gilles Deleuze et qui abondent, par exemple, dans un film comme Liberté, la nuit. Mais la voix de Philippe ne tarde pas à le détromper : son « Ah ! » signale une coupure de courant. S’il a paru nécessaire d’insister un peu sur ce premier plan de la séquence, c’est parce que ce qui s’y déroule crée une contextualisation dramatique du second plan, qui est celui qui concerne le plus directement notre propos. Or, cette contextualisation dramatique invite à déduire certaines des connotations qui semblent accompagner la figuration d’un foyer dès lors qu’il devient point lumineux et calorifère.
Après trois secondes de noir total, un cut nous fait directement passer à ce plan : le spectateur peut alors découvrir un Georges de la Tour au cœur même d’un film de Philippe Garrel. Ce plan, en effet, est d’abord un double portrait. C’est un double portrait un peu particulier, parce que seul le visage de Philippe est vraiment visible. Justine pratiquement de dos, située largement en amorce gauche du cadre, refuse presque totalement son visage au spectateur. Mais la partie basse de son profil se fait néanmoins visible et cela suffit à amorcer l’entrée de ce plan dans la catégorie du double portrait. Mais si double portrait il y a bien, il est dû aussi à l’effet de stase qui émane de ce plan : cadre fixe, composition très nettement centripète, la dimension picturale n’est pas à démontrer. Elle l’est d’autant moins que deux éléments majeurs – majeurs pour le double portrait, mais majeurs aussi pour l’importance de l’idée de foyer – se conjuguent harmonieusement pour renforcer le caractère centripète de la composition : l’ombre et la lumière. Les deux visages baignent dans une obscurité très prononcée et ils sont éclairés par une bougie tenue par Justine, dont la flamme ocre vient s’inscrire au centre du plan. La flamme déchire discrètement les ténèbres et capte l’attention spectatorielle. Sa situation dans l’image, le sertissage de sa lumière par l’ombre, le fait qu’elle vient s’inscrire entre les deux visages, tout concourt dans ce plan à créer une dynamique figurative centripète qui surdétermine son caractère pictural. Enfin, parce que la référence à Georges de la Tour ne peut que sauter aux yeux, le caractère intertextuel de ce plan achève d’en faire un véritable tableau en film.
Mais si l’écho à Georges de la Tour est surtout important dans la perspective qui nous intéresse, c’est parce qu’il ne fait que répercuter l’écho des propos de Serge Daney. Parce que l’objet qui vient occuper l’« espace entre » est la flamme d’une chandelle, elle crée au sens premier cette source de rayonnement et de chaleur qu’est un foyer. Philippe Garrel incarne et figure ici ce foyer que le critique avait repéré dans des formes d’« espace entre » moins à même de sécréter l’émergence d’un tel concept. De ce point de vue, ce plan a, en un geste presque théorique, force de confirmation par le cinéaste de la pertinence de la lecture de Daney. Ce plan du Cœur fantôme assure une représentation concrète au foyer qui naît entre un homme et une femme. Cette représentation du foyer est d’ailleurs si concrète que ce plan paraît inverser complètement le rapport figuratif qui s’établit généralement entre les deux personnes et l’« espace entre » ces deux personnes. Alors que Justine et Philippe sont en grande partie faits d’obscurité et que leur présence est encore menacée d’évanescence, la flamme impose sa présence brillante et par voie de conséquence celle de l’« espace entre » qu’elle transforme en puits de lumière. Ainsi l’« espace entre » domine et trône au centre du plan : il est pour un temps le principal motif de la scène [Planche XXXIII].
Ce plan vaut aussi pour ce qu’il semble suggérer quant à la conception que Philippe Garrel se fait du foyer. On peut remarquer, en effet, la différence d’humeur qui se dégage entre ce plan et le premier plan de la séquence. Autant une certaine tension était perceptible de la part de Justine, autant le dernier plan affiche une concorde totale entre elle et Philippe : Justine tient la bougie au plus près du visage de Philippe, pour qu’il puisse bien voir le tableau de fusibles. Autant elle refusait de le regarder dans le premier plan, trop décidée à s’enfermer dans l’aigreur due à sa jalousie rétrospective, autant elle a désormais le regard qui converge vers le même point que lui. Autant enfin, le noir qui venait plonger la cuisine dans la nuit semblait venir rajouter un petit malaise au malaise des sentiments, autant la flamme de la bougie apparaît comme le germe lumineux qui ramène la lumière dans le couple avant qu’elle ne revienne dans la pièce aussitôt que Philippe a changé le fusible. L’apparition visuelle du foyer lumineux est donc chargée de connotations positives d’un point de vue dramatique. La chaleur dont il est source semble aussitôt se transformer en un accroissement de la chaleur humaine et de la chaleur des sentiments : Justine et Philippe ressourcent leur couple à leur foyer.
Si l’obscurité totale qui se fait dans le premier plan peut donner un instant le sentiment au spectateur d’avoir affaire à un écran noir, la voix de Philippe mais plus encore le foyer lumineux et la restauration de la lumière confirment, en donnant presque le sentiment d’insister, que le noir appartient à la diégèse. En somme, l’écran noir est désormais très nettement diégétisé au point que ce n’est plus un écran noir mais un lieu noir. Étant donné le rôle très important que ces écrans noirs intersticiels ou intervallaires pouvaient avoir auparavant dans le cinéma de Philippe Garrel, comme le montrait Gilles Deleuze, la résonance discrète qu’entretient avec eux le noir diégétique peut en dernière analyse faire se lever une hypothèse esthétique. Car la mise au noir du lieu vaut moins en elle-même, comme Gilles Deleuze pouvait le dire des écrans noirs, que ce pour quoi elle sert dans la séquence du Cœur fantôme : l’émergence du foyer lumineux qui vient prendre place entre les deux personnages immédiatement après. L’interstice qui acquiert une présence remarquable se fait beaucoup moins entre deux plans (significativement, le cut entre les deux plans de la séquence s’effectue dans le noir qui assure la plus souple des continuités), qu’à l’intérieur du deuxième plan entre Justine et Philippe. En ce sens, cette séquence possède à nos yeux une valeur très emblématique, parce qu’elle semble presque théoriser une sorte de passage de relais entre les deux principaux supports pour la mise en évidence de l’« entre » : de l’écran noir à l’« espace entre », quelque chose se conserve en changeant d’objet d’élection dans le cinéma de Philippe Garrel. Ainsi, un tel plan confirme que la problématique du « entre », caractéristique d’un certain cinéma moderne, continue d’informer très directement l’esthétique des films de la quatrième période : il paraît venir apporter la démonstration que c’est peut-être prioritairement au cœur des situations entre deux personnes que désormais elle se pose.
« Ce n’est pas comme avec La Tour dont on peut appliquer d’une certaine manière les théories et les mises en scène de la lumière. Je l’ai fait d’ailleurs, en filmant à la chandelle et en sur-développant les plans… » Cf. Philippe Garrel, op. cit., p. 13.