Expansion du foyer : boucles et ondes mondificatrices

Parce que la flamme de la bougie peut être interprétée comme le germe lumineux qui constitue le premier palier d’une renaissance de la lumière, on ne saurait dire que la dimension expansive du foyer n’est pas à l’œuvre dans le Georges de la Tour du Cœur fantôme. Mais son caractère discret et limité ne suffit pas à mettre en évidence la puissance d’expansion que peut acquérir un foyer qui naît entre un homme et une femme dans l’esthétique des films de la quatrième période. C’est, en revanche, ce que l’enchaînement de la quatrième époque et la cinquième époque de J’entends plus la guitare met en évidence.

Dans le passage qui s’opère entre la quatrième et la cinquième époque de J’entends plus la guitare, quelque chose change. Le film fait entrer le spectateur dans l’ordre et la problématique de la famille. D’abord parce que nous découvrons le petit Ben en présence de ses deux parents, Aline et Gérard. Ensuite parce que l’apparition de cette cellule familiale à trois composantes se fait au cours d’une séquence de repas en famille 940 , puisque Aline, Gérard et Ben mangent chez le frère d’Aline 941 [séq. 36]. Comme pour imposer ce nouvel ordre, cette séquence est de loin la plus peuplée du film (jusqu’à six personnes dans un plan, quand les plus peuplés des plans précédents n’avaient jamais réunis plus de trois personnes, de manière d’ailleurs très fugitive). Ce n’est pourtant pas la famille en tant que motif dramatique qui nous intéresse ici, que ce que l’apparition du motif et la manière dont il apparaît traduit : la valeur expansive du foyer qui naît dans l’« espace entre ». Deux éléments sont à prendre en considération : ce qui précède cette séquence et le mariage sémantique qui s’opère entre le motif de la famille et la ponctuation filmique précédant l’apparition de ce motif.

Cette séquence qui ouvre la cinquième partie de J’entends plus la guitare prend la suite du gestus qui constituait l’essentiel de la quatrième époque du film. Comme nous l’avions noté, le gestus en lui-même s’achève sur un plan donnant à voir Aline et Gérard après avoir fait l’amour. Ils sont collés l’un à l’autre dans le lit et l’« espace entre » eux est extrêmement contracté. Plus encore, l’« espace entre » se fait cercle bouclé sur lui-même au niveau des visages : parce que les épaules se touchent et que les deux fronts ne sont pas loin de se toucher, c’est un « espace entre » de forme circulaire qui se dessine au centre du plan. Dès lors que le regard analytique se met à interpréter l’« espace entre » en terme de foyer, ce plan en constitue une représentation privilégiée. Parce que les deux personnages sont immobiles, parce que les deux visages sont tournés l’un vers l’autre, parce que l’arrondi qui se dessine entre les corps s’inscrit très exactement au centre de l’image, la figuration d’un foyer avec tout ce qu’elle suppose de concentration, de condensation et de dynamique centripète se fait ici particulièrement nette. Outre la naissance de l’amour qu’il traduit, le gestus érotique a donc aussi, pour visée dernière, la naissance et la figuration d’un premier foyer entre Gérard et Aline.

Après être resté quelques secondes immobiles auprès d’Aline, Gérard sort du lit en laissant sa nouvelle compagne. Le plan suivant le montre alors regardant à travers la vitre d’une des fenêtres fermées de l’appartement, tandis que la nuit noire est tombée. On pourrait penser que la distance que Gérard instaure entre Aline et lui vient mettre en crise l’idée d’un foyer extrêmement resserré et condensé tel qu’il se dessinait dans le plan précédent. Il nous semble au contraire que cette prise de distance figure d’ores et déjà le mouvement d’élargissement et d’accroissement du foyer sécrété dans l’« espace entre » Aline et Gérard. C’est ici qu’il convient de se souvenir du début de la quatrième époque, parce que nombreux sont les éléments qui entrent en opposition avec ce dernier plan, alors que les deux situations dramatiques se répondent. Après le premier plan surplombant la place de la République avec son effet de rumeur urbaine remarquable, le deuxième plan donnait à voir Gérard, à l’extérieur de l’appartement sur le balcon de la fenêtre, jetant un œil incertain et désabusé sur le monde environnant. Au début et à la fin de la quatrième époque de J’entends plus la guitare, Gérard se retrouve donc dans la même situation. Tout ou presque a changé cependant. Au jour du début s’oppose la nuit du dernier plan. Au fond sonore répond un silence profond. Au Gérard qui se trouve à l’extérieur de l’appartement fait désormais écho un Gérard à l’intérieur de l’appartement devant une fenêtre fermée. Au Gérard habillé du début s’oppose le Gérard nu de la fin. On peut enfin remarquer que c’était le profil droit de Gérard qui était filmé au début alors que c’est son profil gauche qui nous est donné à voir à la fin, ce qui ne fait qu’accuser un peu plus le petit système de rimes différentielles qui s’établit entre les deux moments. Un effet de boucle particulièrement net s’établit entre le début et la fin de la quatrième époque, mais qui n’équivaut en aucun cas à un retour du même. Le mouvement circulaire qui se dessine vise au contraire à marquer les différences entre les deux moments, comme à figurer l’enfermement 942 de Gérard à l’intérieur de l’appartement [Planche XXXIV]. Gérard est pris dans une boucle filmique qui fait sentir que l’appartement dans lequel il se trouve désormais avec Aline s’est fait lui-même boucle. À travers les différentes boucles qui se dessinent dans cette séquence, un double mouvement s’opère donc. Un premier mouvement d’involution jusqu’à ce qu’apparaisse la plus petite et la plus concentrée des boucles qui se dessinent dans l’« espace entre » Aline et Gérard. Tout se passe dans ce premier moment comme si l’époque s’enroulait petit à petit sur elle-même à la recherche de son centre énergétique, comme sous l’effet des forces d’un big bang inversé. Une fois ce centre énergétique trouvé, le deuxième mouvement peut alors se mettre en route : il vise à donner le sentiment d’un élargissement du foyer devenu l’appartement-boucle, sorte de grand foyer spatial dont le couple, et plus encore l’« espace entre » le couple, est désormais le centre.

Mais ce mouvement d’élargissement ne s’achève pas avec la fin de la quatrième époque. Il se prolonge dans la transition qui s’opère entre la quatrième époque et la cinquième époque. Si transition il y a, elle est due à la marque de ponctuation filmique employée : une ouverture au noir. À ce titre, on pourra remarquer que cette ouverture au noir est la seule et unique à figurer dans l’ensemble du film. Précédemment, seules des fermetures au noir étaient employées pour marquer le changement d’époque. Par conséquent, c’était surtout la clôture de chaque époque qui était mise en évidence. De ce fait, ne pas clôturer comme les précédentes la quatrième époque de J’entends plus la guitare a valeur de symptôme : ce qui a eu lieu au cours de cette quatrième époque vise à se prolonger directement dans l’époque suivante. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la quatrième époque se termine sur un effet de nuit : l’ouverture au noir qui suit paraît en être ainsi le prolongement direct. Cette ouverture au noir fait passer au premier plan l’idée d’un commencement, ce qui cadre parfaitement avec l’apparition du motif dramatique de la famille. On voit donc que la transition ménagée cherche à lier fortement quatrième et cinquième époque, c’est-à-dire à prolonger directement le foyer dans son expansion naturelle : la famille, au centre de laquelle se trouve désormais le tout petit enfant. À propos de L’Enfant secret, Alain Philippon écrivait des lignes qui entrent à ce point en résonance avec ce qui a lieu dans ce moment de J’entends plus la guitare qu’on peut se demander si Philippe Garrel n’a pas cherché à en produire une transcription filmique, exactement comme son « la Tour » du Cœur fantôme pouvait donner le sentiment de répondre positivement à Serge Daney : « On peut imaginer une autre naissance : dans le noir, un cercle s’ouvre (l’objectif), s’élargit (un couple), s’élargit encore (le cercle de famille). » 943 Si ce n’est pas l’objectif de la caméra qui s’ouvre ici, c’est bien le même mouvement d’ouverture progressif d’un cercle (le foyer dans l’« espace entre » Gérard et Aline) qui est à l’œuvre dans J’entends plus la guitare pour engendrer un cercle de famille. Comme avec une pierre jetée dans l’eau dont le point d’impact se prolonge en ondes 944 , le foyer élargit son cercle. En ce sens, le foyer qui naît entre un homme et une femme chez Philippe Garrel diffuse à partir de lui ce que Gaston Bachelard appelait des « ondes mondificatrices » qui aident à résister à la dissolution du monde ambiant en sécrétant un « monde dominé » 945 . Certes, le monde dominé ne dure qu’un temps parce qu’il appelle aussi son lot de crises et de heurts dans J’entends plus la guitare, comme dans les autres films de la quatrième période qui accordent une place prépondérante au motif dramatique de la famille. Mais au moment où il naît, le foyer est une puissance cosmogène, comme la transition entre la quatrième et la cinquième époque nous invite à le comprendre : à l’état naissant, le foyer a vocation à faire du monde même un immense foyer.

Notes
940.

On peut noter que le générique de fin met en avant la notion de famille en signalant « la participation de Philippe Morier-Genoud et sa famille. »

941.

Seul le scénario avant-tournage permet de savoir qu’il devrait s’agir de la famille du frère d’Aline. Cf. Annexe II.

942.

Parler d’enfermement comme nous venons de le faire est tout à faire délibéré. Outre le fait que le mouvement même de la mise en scène sécrète un tel effet d’enfermement, le foyer et la famille qui va en découler ne seront pas pour lui qu’un cocon douillet. J’entends plus la guitare, comme La Naissance de l’amour, est un film qui ne cesse d’insister sur le véritable sentiment d’emprisonnement que l’homme garrelien éprouve au sein du foyer et de la famille qu’il a engendrée. Excroissance naturelle du foyer qui naît dans l’« espace entre » un homme et une femme, la famille en est aussi l’élargissement le plus étouffant.

943.

Alain Philippon, Le Blanc des origines, Écrits de cinéma, Crisnée, Yellow now, coll. « Côté cinéma », 2002, p. 151.

944.

Alain Philippon employait déjà cette métaphore : « Comme les ondes que trace, dans l’eau, la chute d’une pierre, le film s’organise en cercles concentriques autour d’un centre originel : la caméra, le cœur. » Cf. op. cit., p. 151.

945.

Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 159.