Parce que l’« espace entre » peut se faire foyer, parce qu’il est le point de concentration où paraissent se condenser les forces qui émanent de l’homme et de la femme qui forment un couple, il convient de noter en dernière analyse que l’« espace entre » devient le lieu d’élection où vient se loger celui qui par essence incarne l’expansion du foyer originel : l’enfant. Si l’« espace entre » est aussi sensible dans les films de la quatrième période, c’est finalement parce qu’il est bien souvent la place dévolue à l’enfant, non seulement d’un point de vue abstrait et d’un point de vue narratif mais aussi de manière très concrète, laquelle nous intéresse le plus directement.
Que l’« espace entre » un homme et une femme devienne la place naturelle de l’enfant dans les films de la quatrième période, nombreuses sont les séquences qui en témoignent. C’est dès la première séquence de J’entends plus la guitare, par exemple, que l’enfant se retrouve placé très exactement entre un homme et une femme, même si c’est encore de manière virtuelle. Alors que Marianne et Gérard sont enlacés sur leur lit et que l’« espace entre » eux est très resserré, Gérard demande après quelques instants à Marianne si elle veut lui faire un enfant. L’enfant restera virtuel puisque Marianne refuse et que le couple se séparera avant d’avoir procréé. Mais cette séquence apparaît représentative de la place qui lui est dévolue, parce que Gérard a besoin de se retrouver en co-présence avec Marianne et de provoquer un « espace entre » très resserré pour venir y déposer en parole l’enfant. Il n’est donc pas étonnant, par la suite, que cet enfant que désire Gérard et qu’il finit par avoir avec une autre femme soit placé, dès les premières secondes où il apparaît, très exactement dans l’« espace entre » ses deux parents. En effet, à l’ouverture de la cinquième époque, le petit Ben se trouve assis sur les genoux de sa mère mais entre elle et Gérard, ce que ne manque pas de souligner un panoramique à gauche qui part de la mère et l’enfant pour en arriver à Gérard. Ainsi l’enfant incarne l’extension concrète du foyer et peut alors se faire lui-même foyer. Dans le plan qui suit, Ben est dans les bras de son père, lui-même assis en bout de table. La caméra a pris de la distance avec les protagonistes et les autres convives se font visibles. Tous ont le regard braqué en direction du petit Ben qui devient ainsi le « foyer de fascination » 946 de la scène.
Dans Les Baisers de secours, la concrétisation de l’« espace entre » comme place dévolue à l’enfant est plus nettement incarnée encore. Au cours du voyage en train que Lo, Jeanne et Matthieu effectuent pour se rendre chez la mère de ce dernier, la séquence débute sur un plan rapproché de Matthieu et Lo, l’enfant regardant presque ébahi son père peler une orange [séq. 34]. Jeanne entre alors dans le compartiment, porteuse des sandwichs qu’elle vient d’acheter, s’assoit en face de ses deux hommes et Lo ne tarde pas à la rejoindre, suivi en panoramique gauche par la caméra. Ce qui donne une telle importance au fait que l’enfant occupe l’« espace entre » dans cette séquence ce n’est pas seulement que la caméra se charge de souligner l’occupation de l’« espace entre » par l’enfant. C’est surtout que cette occupation de l’« espace entre » suffit à constituer le motif dramatique d’un début de séquence. C’est encore une fois toute la force de l’épure garrelienne qui agit ici. Parce que ses films sont pauvres en événements, la moindre petite situation qui se voit distinguée prend de l’importance et demande à être prise en considération pour l’anodin même qu’elle figure. Ainsi, alors qu’il est si banal qu’un enfant passe de l’un à l’autre de ses parents, cette petite action fait ici événement et prend toute sa valeur pour la véritable habitation de l’« espace entre » par l’enfant qui y figure.
Parce qu’il est l’extension la plus concrète du foyer, placé ainsi dans l’« espace entre » ses deux parents, l’enfant paraît retrouver son berceau d’origine. Est-ce cela le « berceau de cristal » 947 ? Est-ce cet « espace entre » vide et transparent qui constitue le foyer de l’enfant ? On peut constater en tout cas que l’enfant ainsi placé dans l’« espace entre » semble se faire rappel de l’origine d’où il vient et qui est très exactement l’entre-deux formé par le couple. C’est sur ce point sans doute que résonne le mieux pour le cinéma de Philippe Garrel la conception que Daniel Sibony se fait de l’entre-deux, parce que cette coupure-lien « prend toute sa force […] lorsque, dans son immense foisonnement, il apparaît comme une figure de l’origine. » 948 Pour Daniel Sibony, ce qui s’opère dans la mise en place de l’entre-deux, c’est un partage des origines, c’est-à-dire plus fondamentalement encore une mise en partage de l’origine propre à chacun quand l’entre-deux implique deux êtres :
‘« L’entre-deux comme mise en acte de l’origine semble être le geste premier qui fait exister l’un et l’autre dans l’entre-deux qui les sépare et qui les lie, les rend “visibles” au regard des tiers, inscrit leur lien dans leur distance. » 949 ’Qu’est-ce donc qu’un enfant, sinon cette mise en acte de l’origine, parce qu’en lui s’incarne la mise en partage de l’origine qui est propre à chacun des deux parents ? L’enfant trouve naturellement sa place dans l’« espace entre » ses deux parents parce qu’il est lui-même entre-deux. L’enfant est entre-deux parce qu’il est une tierce instance unificatrice. Il est très exactement lien, parce qu’il unit à jamais un homme et une femme. Mais il est aussi très exactement coupure parce qu’il est désormais entre ses deux parents, ce que ne cesse de rappeler justement le cinéma de Philippe Garrel en faisant occuper à l’enfant l’« espace entre ». C’est ainsi que, dans les films de la quatrième période, l’enfant peut incarner toutes les déchirures (ce que rend de manière emblématique l’épreuve du Cercle de craie caucasien). Il peut aussi incarner les liens qui résistent et ne rompent jamais définitivement, comme le petit Lo dans Les Baisers de secours qui ne cesse de naviguer entre ces deux parents au temps de la séparation. « Lo est encore là… entre vous deux. Votre histoire l’intéresse. Il veut qu’elle continue », dit le père de Matthieu à son fils dans Les Baisers de secours. Le cinéma de Philippe Garrel ne finira jamais : il suffit d’un entre-deux pour qu’un enfant et une histoire y naissent.
Nous empruntons cette expression à Michel Chion qui l’emploie dans un autre contexte : à propos d’India Song etdes sons hors-champ pour qui, dans ce film, le champ agit « comme foyer de fascination. » Cf. Michel Chion, Le Son au cinéma, op. cit., p. 42.
Rappelons que Le Berceau de cristal est le titre d’un des films de Philippe Garrel.
Op. cit., p. 16.
Ibid., p. 345.