Conclusion

« Celui qui s’est rigoureusement soumis aux exigences d’une œuvre d’art, à ses lois formelles immanentes et à la nécessité qui l’a façonnée, en mobilisant toutes les ressources de précision propres à sa sensibilité personnelle, il ne peut accorder le moindre crédit à de telles réserves qui lui objectent le caractère purement subjectif de son expérience et il mesure tout ce qu’elles ont d’illusoire. Chaque pas qui le fait avancer, grâce à sa réceptivité profondément subjective, au cœur même de la chose a incomparablement plus de valeur objective que des catégoratisations englobantes et bien établies […]. »
Theodor Wiesengrund Adorno.

En 1968, Roland Barthes pouvait affirmer au cours d’un entretien accordé aux Cahiers du cinéma :

‘« Il y a une sorte de démission des œuvres modernes en face du rapport interhumain, interindividuel. Les grands mouvements d’émancipation idéologique – disons, pour parler clairement, le marxisme – ont laissé de côté l’homme privé, et sans doute ne pouvait-on faire autrement. Or on sait très bien que, là, il y a encore de la gabegie, il y a encore quelque chose qui ne va pas : tant qu’il y aura des “scènes” conjugales, il y aura des questions à poser au monde. » 950

À l’issue de l’exploration analytique que nous venons de mener, cette réflexion de Roland Barthes trouve avec les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel un terrain de confirmation. La mise de côté des échanges interhumains par la modernité, si elle a effectivement eut lieu, ne pouvait en effet durer éternellement, comme le pressentait ici Roland Barthes. Le risque était trop grand de passer à côté d’une part banale et commune mais surtout d’une part essentielle des conditions d’existence des hommes et de l’homme en général. Or, par la place qu’ils accordent aux situations entre deux personnes, par la volonté qui s’y manifeste de privilégier les rapports d’entre-deux, aussi bien sur le plan visuel que sur le plan dramatique, les films de la quatrième période impriment le sentiment de s’être donné pour « vocation » d’occuper une place éminente parmi les œuvres appartenant au cinéma de la modernité qui ont ressenti comme une nécessité de renouer avec ce pan de l’expérience humaine que sont les relations interindividuelles. Que la modernité à laquelle songe Roland Barthes soit explicitement affiliée au marxisme ne peut que venir en renfort de ce sentiment. Philippe Garrel, sans jamais, à notre connaissance, s’être présenté comme marxiste, tient à revendiquer l’appartenance de ses films à « un cinéma de gauche » 951 , ce qui invite à inscrire son œuvre dans la nébuleuse des mouvances artistiques marquées par le marxisme 952 – fût-ce justement pour entretenir avec lui un rapport très critique et rompre en définitive avec ses prescriptions et ses urgences idéologiques.

Notes
950.

Roland Barthes, Le Grain de la voix, op. cit., p. 29.

951.

Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 135 : « […] je suis d’extrême-gauche – on ne le dit jamais mais c’est ainsi : mon cinéma est un cinéma de gauche […]. » Il n’est pas inintéressant de noter que Philippe Garrel souligne que les critiques ne mettent jamais en avant cette dimension de son cinéma.

952.

À ce titre, on ne peut que noter les deux références au journal L’Humanité qui se trouvent dans Les Baisers de secours et dans Le Cœur fantôme [respectivement séq. 31 et séq. 54] On notera aussi que dans la séquence d’ouverture de Marie pour mémoire, film tourné en 1967, l’ange Gabriel vante les mérites du situationnisme en l’exaltant comme le « seul groupe vraiment marxiste ».