Si leur place peut être dite éminente, c’est d’abord parce que ces films forment le contrechamp le plus radical qui se puisse imaginer au constat qui ouvre le propos de Roland Barthes. À la démission pure et simple vis-à-vis des rapports interindividuels qui aurait caractérisé les œuvres modernes soucieuses d’entrer en syntonie avec la volonté d’émancipation d’une classe sociale entière portée par le marxisme, les films de la quatrième période opposent en effet un recours à peu près exclusif aux situations et moments entre deux personnes, au point de laisser penser que les rapports, les échanges et les interactions duelles comptent prioritairement pour le Philippe Garrel de cette période. En multipliant les types de situations deux par deux tout en n’excédant qu’occasionnellement le cadre de l’« entre deux personnes », en voulant bien souvent ne pas voir et montrer plus de deux personnages quand la situation dramatique en contient plus, en réduisant la part visible de la diégèse à une scène-monde qui ramène le lieu du drame à la seule co-présence des personnages, les films de la quatrième période produisent autant de dispositifs esthétiques qui imposent les rapports interhumains interindividuels en tant que sujet d’investigation fondamental dans le champ du cinéma de la modernité.
Il n’est en aucun cas question pour Philippe Garrel de poser la question de l’homme public, encore moins de l’homme massifié ou du peuple et on pourrait presque 953 dire pour les films de la quatrième période ce que le mari d’Hélène dit de Blondin dans Le Vent de la nuit : « ils n’ont pas le sens du collectif ». Il s’agit tout au contraire pour le metteur en scène de s’installer, la très grande majorité du temps, dans l’espace très resserré de situations entre deux personnes où ce sont d’abord les dimensions de l’entre-deux, du privé et de l’intime qui occupent l’avant-plan de cet ensemble esthétique. Que Philippe Garrel, comme pouvait le dire Youssef Ishaghpour à propos de Liberté, la nuit, arrive ainsi à retrouver « dans le particulier le moment de l’universel » 954 , fait sans doute beaucoup pour le pouvoir d’attraction de films qui poussent à son paroxysme l’idée que c’est en se donnant pour sujet le plus spécifique et le plus singulier que l’on peut avoir la chance de faire écho à ce qui fait le tissu de vie de tout un chacun. Il n’en demeure pas moins que l’accès à l’universel est une conséquence, non une donnée de fait. Le plus sûr moyen d’être moderne pour Philippe Garrel, c’est de ne pas oublier qu’il y a et y aura toujours des « scènes conjugales », comme le dit Roland Barthes. On sent bien que cela suffit à produire une posture qui a aussi quelque chose de foncièrement politique.
Si la place de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel peut être dite éminente parmi les œuvres modernes qui ont senti la nécessité d’en revenir aux rapports interhumains interindividuels, c’est aussi en raison du caractère presque inépuisable du motif de l’« entre deux personnes » dans ce pan de l’œuvre du cinéaste. L’exploration analytique que nous avons menée nous a offert, en effet, d’appréhender des phénomènes filmiques aussi différents que le double portrait, l’écriture physique qui se développe au moyen des interactions corporelles ou les malaises dans la coopération qui se font bien souvent jour sur la scène des dialogues. Elle nous a aussi permis de mettre en évidence que la construction de la co-présence, condition sine qua non à tout rapport interindividuel, pouvait devenir un enjeu dramatique et symbolique essentiel dans les films de la quatrième période. Tout comme elle nous a donné l’occasion de mettre en relief le rôle prépondérant des « entre deux personnes » et de la transformation des rapports qui leur sont inhérents pour le bâti de la narration garrelienne ou de chercher à comprendre les raisons pour laquelle l’esthétique garrelienne pouvait souvent manifester un refus ostensible du champ-contrechamp. Alors que le motif de l’« entre deux personnes » pourrait apparaître a priori fort limité, même lorsqu’il trouve à s’étoiler sous les différents types d’incarnations qu’il est susceptible de recevoir (entre deux femmes, entre deux hommes, entre père et fils, etc.), c’est au contraire et en définitive une très grande diversité de problèmes et solutions filmiques qui naissent à partir de lui. Si les films de la quatrième période se donnent pour motif privilégié l’« entre deux personnes », c’est semble-t-il pour en exploiter tout le potentiel dramatique et esthétique, comme on ne cesse pas de prospecter une mine qui n’a pas rendu tout son gisement.
C’est donc aussi par là, au sein de la modernité cinématographique, une certaine manière d’être moderne que portent avec eux ces films : non pas se donner pour tâche de s’engager dans de nouvelles voies esthétiques, non pas chercher à renouveler un style, mais en revanche creuser toujours plus profond le sillon de ce qui a fini par s’imposer comme le plus important et le plus essentiel. C’est en ce sens aussi que, pour reprendre une expression à Jacques Aumont, on peut dire de Philippe Garrel qu’il est un « grand cinéaste sans imagination » 955 . Dans Les Ministères de l’art, ce film qui par certains aspects peut être tenu pour le traité poétique de Philippe Garrel, le cinéaste faisait cette déclaration qui s’achevait en forme de pétition de principe :
‘« Ça vous est venu comme ça, pendant la misère, ou par amour, pour ne pas mourir de faim, et c’est pour ça que vous savez le faire, parce qu’à un moment donné il s’est avéré crucial de savoir réussir une œuvre, justement, pour se sortir du froid et cet art vous saurez le faire toute votre vie. Alors, mieux vaut ne pas bouger. J’ai choisi d’être metteur en scène de cinéma.» 956 ’« Mieux vaut ne pas bouger » : telle semble bien être en effet la posture artistique que Philippe Garrel a adoptée face à l’« entre deux personnes » au cours de la quatrième période. Mieux vaut ne pas chercher à donner à voir autre chose que ce que l’on a déjà su si bien montrer et filmer. Mieux vaut ne pas se fourvoyer à vouloir être original quand on est devenu un cinéaste majeur des situations entre deux personnes. C’est quelque chose comme une éthique de l’immobilité en esthétique que semblent ainsi exalter au sein de la modernité cinématographique les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Pourquoi ne pas le dire ? Une telle posture éthique possède, à nos yeux, une dimension sublime.
La place de la quatrième période peut enfin être dite éminente parmi les oeuvres modernes qui font du rapport interhumain interindividuel l’un de leurs thèmes de prédilection parce qu’on a pu constater que s’y dévoilait, en bien des occurrences, un souci de rendre sensible, voire de dramatiser, la complexité ontologique des situations entre deux personnages. Entre autres, en maintenant une dimension de coupure irréductible au cœur du lien tissé par un état de co-présence, en rendant tout simplement indécidable le lien qui a (peut-être) lieu entre deux personnages, comme il nous a été donné de le mettre en évidence sur un exemple de La Naissance de l’amour, en travaillant toujours selon les mêmes modalités à rendre précaire le lien qui naît au cours d’une rencontre amoureuse, en faisant de la caméra un instrument ambigu tout autant au service du lien que de la coupure capable de traduire sur un plan concret les deux faces de l’entre-deux, les films de la quatrième période ne se contentent pas de prendre pour objet les situations entre deux personnes et les rapports interindividuels qui en émanent. Ils montrent combien ils peuvent être redevables d’un regard moderne parce que ce dernier ne prend le parti ni du lien ni de la coupure mais tient à maintenir en tension les ambivalences et les inévidences, selon le mot de Fabrice Revault d’Allonnes, qui se logent dans la moindre etla moins dramatisée des situations entre deux personnes.
Pour le dire autrement, Philippe Garrel n’a pas pour projet de moderniser les rapports entre deux personnes – ce qui n’aurait d’ailleurs guère de sens. Il s’agit bien plutôt pour lui de faire passer la modernité par les rapports interhumains interindividuels. Ce dont on ne cesse de prendre conscience en soumettant à l’analyse les films de la quatrième période, c’est que la plus anodine des situations de co-présence, le plus infra-ordinaire des rapports interindividuels peuvent devenir le théâtre d’un jeu de forces antagonistes qui en font la valeur humaine pour qui prend la peine de s’y arrêter. Ainsi, au sortir d’une longue et assidue fréquentation des films de la quatrième période, il ne paraît plus possible de se dire qu’il va de soi et qu’il est d’un faible enjeu de réunir deux personnes en co-présence au cinéma. Il y a là matière à tant de questions dramatiques et esthétiques – questions qui sont aussi d’ordre éthique –, il y a là matière à tant de choix de représentation possibles que l’on en viendrait presque à s’étonner que Philippe Garrel cherche, de temps à autre, à mettre en scène d’autres types de situations. Le fait moderne dans les films de la quatrième période, s’il faut tenter d’en résumer la portée, c’est bien de provoquer chez le spectateur une interrogation sur ce qui jusque-là pouvait lui sembler le moins susceptible d’être soumis à questionnement. « Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine » : telle était la tâche que s’assignait Georges Pérec dans L’Infra-ordinaire 957 . Les films de la quatrième période sont de ceux qui poussent leurs spectateurs dans cette voie.
Presque, car il ne faut tout de même pas oublier la fin d’article de l’ami de Philippe dans Le Cœur fantôme, qui dénonce l’impression de non-liberté ressentie collectivement par les hommes de la contemporanéité.
Youssef Ishaghpour, Cinéma contemporain, De ce côté du miroir, op. cit., p. 236.
Jacques Aumont, « Secrète liberté », art. cit., p. 30.
Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 135. Dans Liberté, la nuit, ce propos est repris quasiment in extenso dans un monologue face caméra du personnage interprété par Laszlo Szabo, ce qui témoigne de son importance pour Philippe Garrel. Seule la conclusion en est différente : « J’ai décidé de devenir marionnettiste. »
Georges Pérec, op. cit., p. 12.