Un cinéma de l’intime

Outre cette place éminente occupée par la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel au sein de la modernité post-marxiste, trois points nous semblent devoir être mis en avant si, en se retournant sur l’exploration analytique que nous avons menée, on jette un regard synoptique sur les huit chapitres qui la composent. On voudrait en premier lieu retenir l’importance que les films de cette période attribuent à la « dramaturgie plastique », pour reprendre l’expression déjà citée de Jean Douchet, et à ce qui se range, dans une économie filmique, sous l’ordre du figurable. Ce n’est évidemment pas un hasard si Philippe Garrel considère que l’essence de son travail porte pour nom la mise en scène. Ce n’est pas un hasard non plus si, comme nous l’avons vu, il acquiesce sans détour lorsque Thomas Lescure lui demande s’il ce qu’il recherche ne consiste pas à figurer les choses plutôt qu’à les dire 958 . Au terme de cette étude, il n’est pas douteux, en effet, que le travail de mise en scène, en ce qui concerne les situations entre deux personnes, consiste en grande partie pour Philippe Garrel à savoir élaborer les figures et configurations filmiques les plus à même de faire saisir et ressentir les enjeux dramatiques avec lesquels ses personnages sont aux prises.

Qu’avons-nous vu se dessiner, en effet ? Que ce soit par le parti pris du « fortement figuratif » dans les films de la quatrième période ; que ce soit par les mises en rapport morphologique des corps, dont on pourrait dire en définitive qu’elles font parler sur un mode figural la co-présence ; que ce soit par tous les effets d’a-corps, de désa-corps et de ra-corps, subtile alchimie corporelle qui en dit bien souvent autant ou plus que les mots ; que ce soit par la richesse d’emploi de la « rhétorique » des jeux de regards quand les « entre deux visages » se transforment en « lieu d’un regard sur un regard » ; que ce soit par le rôle symbolique majeur que peuvent jouer certains objets quand ils sont situés dans l’« espace entre » deux personnes et en exacerbe, en les concrétisant, les tensions latentes : c’est bien, en chacune de ces modalités de mise en scène, des choix esthétiques faisant reposer sur la figurabilité l’essentiel des effets de sens qui se sont imposés. De manière singulièrement symptomatique, même quand il s’est agi pour nous d’analyser pour eux-mêmes la dimension de la parole et des dialogues, cela a été pour se rendre compte, par exemple, que la parole, servait d’abord à figurer le lien inhérent à une situation de co-présence avant même de valoir pour son contenu sémantique. Les situations entre deux personnes et leur « matériel comportemental » humain fournissent à Philippe Garrel une palette en définitive large d’éléments à partir desquels il « travaille au corps », pourrait-on dire, l’« entre deux personnes » pour en exploiter le potentiel figural. Les films de la quatrième période sont de ces films qui savent charger d’un immense poids d’émotion et de sens le simple regard contemplatif d’un homme sur la femme qu’il aime, comme ils sont de ceux qui arrivent à penser l’identité partagée d’un couple par le simple filmage de deux visages dans un même cadre resserré. Ils sont de ceux qui savent, en une interaction corporelle, figurer tout ce qui unit ou désunit un homme et une femme. Nul n’est besoin dans ces cas là d’en passer par la « dramaturgie sonore » pour exprimer et faire saisir les enjeux portés par ces moments filmiques. C’est figuralement que le sens de tels moments se déploie.

Le point le plus spécifique à notre objet d’étude, c’est qu’avec les situations entre deux personnes, les films de la quatrième période sécrètent une multiplicité de figures et configurations basées sur l’interrelation dans le but, précisément, d’incarner cette interrelation. On a d’ailleurs bien souvent l’impression que les personnages en co-présence valent moins en tant que personnages, au sens où l’on s’attendrait à trouver dans cette notion une dimension de l’ordre du sujet ou de l’individu, que comme support ou site à la figuration de cette interrelation. C’est le cas, par exemple, avec les doubles portraits où les deux visages sont littéralement soudés pour produire une configuration qui n’a aucun sens à être envisagée et pensée en dehors de tout effet de co-présence et où ce sont les dimensions qui se nourrissent de la mise en rapport des personnages (effets de différences dans la représentation, entre-deux, visage(s) donné à l’intime et identité partagée) qui s’imposent, presque sans effort, au regard analytique. On ne peut évidemment se prononcer sur ce que sera la postérité des films de la quatrième période. Mais gageons que, s’ils marquent l’histoire du cinéma et l’histoire de l’art, ce sera aussi, et peut-être d’abord, pour la capacité qu’ils auront eu à figurer avec autant de constance ce qui relève, concrètement parlant, des interrelations abstraites.

En deuxième lieu, on voudrait souligner la masse des phénomènes récurrents que nous avons pu voir associés aux situations entre deux personnes dans la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Nous ne pensons pas seulement ici aux points saillants stylistiques que, dans notre premier chapitre, nous avons recensés avec le souci de montrer qu’ils donnaient un relief et une densité majeurs à l’« entre deux personnes ». Nous pensons aussi aux très nombreuses attitudes mutuelles à travers lesquelles les interactions corporelles font sentir des a-corps minimaux au cours de situations de co-présence. Nous pensons avec quelle rigueur Philippe Garrel fait revenir le même canevas pour mettre en scène les moments de rencontre amoureuse. Nous pensons encore aux très nombreux motifs qui viennent occuper l’« espace entre » deux personnages, au point qu’il est légitime de constituer l’« espace entre » en objet justiciable d’un regard et d’une problématisation analytiques spécifiques. On peut penser enfin (mais cet enfin ne vient traduire ici aucune exhaustivité) à tous les exemples que nous avons étudiés de pans de dialogues qui ont pour point commun de mettre en évidence de nombreux malaises dans la coopération.

S’il est important d’insister sur ces récurrences, c’est parce qu’elles sont en grande partie ce qui a rendu possible cette étude dans sa volonté d’envisager et de penser ensemble des situations qui, pour être structurellement proches, n’en sont pas moins aussi fort différentes. Ce sont de telles récurrences qui réassurent le fait que l’on puisse appréhender à travers un objet problématique unique – l’« entre deux personnes » – des phénomènes filmiques disparates. Avant d’entamer notre exploration analytique, nous nous attendions à trouver de telles récurrences, pour la raison que nous en avions déjà repéré certaines. Mais nous ne nous supposions pas en trouver autant. Il convient donc en cette fin d’étude de distinguer la présence de ces récurrences parce qu’elles témoignent d’une continuité esthétique dans la quatrième période qui saute sans doute beaucoup moins aux yeux que la répétition majeure qui domine l’ensemble : celle des situations entre deux personnes elles-mêmes. Ces récurrences forment incontestablement ce qu’il est convenu d’appeler un style. Elles sont aussi ce qui tissent entre les films de la quatrième période un réseau, presque vertigineux, où les jeux d’écho répondent aux effets de miroir. Une telle « architecture » esthétique ouvre une voie analytique que nous n’avons fait qu’esquisser : il y aurait à mener une lecture stratifiée des films de la quatrième période qui chercherait à comprendre comment chaque situation entre deux personnes renvoie à d’autres situations entre deux personnes.

En troisième instance, à l’issue de cette recherche il est possible d’affirmer que l’« entre deux personnes » représente un motif par lequel transitent certains des principaux thèmes et enjeux garreliens, qu’il contribue d’ailleurs à fortement mettre en relief et dramatiser. Motif quasiment obsessionnel, l’« entre deux personnes » concentre et condense à lui seul nombre des obsessions garreliennes – obsessions qui font d’ailleurs dire aux critiques les plus bienveillants, et en le portant sans doute possible au crédit de l’auteur, que Philippe Garrel « tourne en rond » et « ne voit pas d’issue » 959 . Il ne s’agit certes pas d’affirmer qu’il est le seul motif à les prendre en charge et les exprimer. Mais certains de ces thèmes et de ses enjeux scintillent de manière aiguë avec l’« entre deux personnes », parce qu’ils lui sont presque ontologiquement associés – et on peut émettre l’hypothèse, qui n’a rien de bien audacieuse, que c’est l’une des raisons majeures pour lesquelles Philippe Garrel ne sort qu’exceptionnellement du cadre de l’« entre deux personnes ».

Ces thèmes et ses enjeux, quels sont-ils ? Ils sont maintenant bien connus et on ne saurait les nommer tous : l’amour, l’amitié, la filiation, la trahison, l’adultère, la rupture, la confession, la conjugalité, etc. On voudrait simplement ici en mentionner un plus avant, cruciaux parmi les cruciaux dans l’univers de Philippe Garrel depuis au moins L’Enfant secret et que nous avons déjà rencontré en cours d’analyse : l’intime. Pourquoi ? Parce que face à ce thème, nous avons une conviction. Elle peut être énoncée sous la forme d’un chiasme : c’est parce que le cinéma de Philippe Garrel est un cinéma de l’intime qu’il a recours le plus souvent à des situations entre deux personnes, mais c’est aussi parce qu’il a très majoritairement recours à des situations entre deux personnes qu’il est un cinéma de l’intime. On voudrait traduire par là le maillage indémaillable qui s’est peu à peu dessiné à nos yeux entre intime et « entre deux personnes » au cours de l’étude. Il y a l’intime au sens le plus fort, tel que peut le définir Jean-Pierre Sarrazac et que nous avons rencontré au terme de nos analyses sur le double portrait. Il y a ce que, avec Roland Barthes et Frédéric Berthet nous avons nommé les « interlocutions intimes ». Il y a encore, et peut-être surtout, l’idée d’un Philippe Garrel « archéologue de l’intime », telle que nous avons pu en émettre l’hypothèse en examinant la manière dont la caméra du cinéaste pouvait creuser l’« espace entre » deux personnes. Mais il y a aussi tout ce qui relève de l’intimité, dans laquelle on voudra bien voir les dimensions du proche, du privé et du familier. C’est-à-dire, en définitive, le fond sur lequel s’enlève la quasi totalité des situations entre deux personnes. Réunir en co-présence deux personnes dans les films de la quatrième période, ce n’est finalement pas autre chose que bâtir en première instance un rapport interindividuel intime – pléonasme pour dire un rapport garrelien.

Notes
958.

Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 51.

959.

Cf. par exemple, Didier Péron, « Un homme, deux femmes, toujours », art. cit.,(www.liberation.fr).