Un goût d’inachevé

En cette toute fin d’étude, un goût d’inachevé se sera peut-être fait jour pour certain lecteur. Un goût d’inachevé d’abord parce que reste grande ouverte la question des différences et des irréductibilités qui existent entre les divers modes de situations entre deux personnes, parce que le parti pris originel de notre travail était résolument de les prendre en écharpe et des les envisager sous la bannière d’un seul et même objet : l’« entre deux personnes ». Car tous les phénomènes récurrents que nous avons constatés ne doivent pas induire en erreur : il est certain que les affaires de couples et ce qui a lieu entre homme et femme chez Philippe Garrel n’est pas, par bien des aspects, du même ordre que ce qui a lieu entre deux hommes, entre un père et son fils ou même entre un homme et une femme qui ne sont pas amants.

Plus encore, chaque couple possède son ipséité dans les films de la quatrième période, comme chaque moment entre deux amis ne ressemblent en définitive à aucun autre. Gérard et Marianne, dans J’entends plus la guitare, avec leur amour à l’exclusivité romantique qui sombre dans les noirceurs de la drogue et dans les regrets du passé, forment un couple bien différent de celui, baroque et ne menant à rien, formé par Hélène et Paul dans Le Vent de la nuit. De même, si on peut trouver bien des similitudes entre les moments qui donnent à voir ensemble Matthieu et son père dans Les Baisers de secours et ceux montrant en co-présence Philippe et son père dans Le Cœur fantôme, on ne saurait en aucun cas dire qu’ils sont similaires : il n’y a pas trace, chez le père de Matthieu, de la part d’autoritarisme libertaire 960 , par exemple, dont fait preuve à de multiples reprises le père de Philippe dans Le Cœur fantôme. Par-delà les points communs à toutes les situations entre deux personnes, c’est à une myriade de différences qu’a affaire le spectateur de situations entre deux personnes dans les cinq films de la quatrième période. On peut d’ailleurs penser que c’est précisément pour faire ressortir les différences entre elles que les films de la quatrième période prennent à ce point le parti des situations entre deux personnes : alors que tout semble toujours se jouer à l’horizon d’un « même » sans cesse recommencé, c’est finalement une succession d’altérités qu’il faudrait en définitive traquer pour rendre entièrement justice à ce qui a lieu entre deux personnes dans ces films. Tâche sans doute infinie dans laquelle d’autres s’engageront peut-être.

Le goût d’inachevé qu’aura pu ressentir le lecteur tout au long de cette étude pourrait bien venir aussi des orientations analytiques que nous avons données à la recherche. Nous avons conscience, par exemple, mais pour le revendiquer, de nous être laissé saisir souvent par ce qu’Isaac Joseph, à propos des microsociologues que sont Georg Simmel, Gabriel Tarde et Erving Goffman, appelle « le démon de la description des formes » 961 . Voir, constater, décrire des fonctionnements filmiques et des comportements humains en ne cherchant pas toujours, loin s’en faut, à en faire le prétexte à une glose herméneutique ne nous a pas semblé en effet un parti pris analytique plus mauvais qu’un autre dès lors qu’on ne se refuse pas non plus à interpréter quand la matière le commande. On ne propose peut-être jamais plus une lecture personnelle que lorsqu’on écoute les scrupules qui nous enjoignent de ne pas chercher coûte que coûte à faire du sens pour s’en tenir plus modestement à l’exhibition des procédures immanentes qui sont les formes les plus spécifiques d’une œuvre. Produire une vision subjective d’une œuvre, ce n’est pas tout vouloir interpréter. C’est faire confiance à sa subjectivité pour se mettre au service de l’objectivité de l’œuvre, tout en sachant, comme nous le disions en introduction avec Pierre Bayard, qu’une œuvre est de toute façon totalement réorganisée par la subjectivité de celui qui la reçoit et l’analyse. N’est-ce pas à cette condition qu’une analyse peut ainsi avoir une valeur objective tout en ne cessant pas d’être subjective ? On pourra néanmoins trouver que nous aurions parfois pu (et dû) aller plus loin dans nos interprétations – mais on peut toujours aller plus loin.

Le goût d’inachevé, et cela en constitue peut-être la raison principale, pourrait enfin découler des éléments dont on s’attendait à ce que nous parlions plus profondément à la lecture du titre de notre étude. Pour ne prendre que le plus important de ces éléments, on pouvait peut-être s’attendre à trouver, par exemple, une réflexion plus poussée sur le concept de co-présence à partir de ce que les films de la quatrième période nous en apprennent, même si notre étude n’a jamais eu de finalité théorique. Peut-être aurions nous dû, d’ailleurs, insister encore davantage que nous ne l’avons fait sur ce qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre des deux protagonistes en co-présence, ni même vraiment aux deux ensemble, mais à la situation même de co-présence. Cela n’a pourtant jamais cessé d’être notre exigence. Cette exigence, nous la voyons constamment rappeler au cours de notre étude par la prise en considération de la problématique de l’entre-deux et nous pensons la voir culminer dans nos analyses sur les interactions corporelles et sur l’« espace entre ». Mais prendre pour objet d’étude la co-présence, c’est véritablement se retrouver dans l’obligation de penser le co-, si l’on peut dire. C’est élever au rang d’objet, fussent-ils purement conceptuels, des phénomènes impalpables et abstraits qui forment le tissu de cet « être ensemble » qu’est une co-présence. Mais est-on encore ici dans le domaine de l’analyse filmique ou dans celui de la philosophie ?

Avouons-le, un tel goût d’inachevé n’est cependant pas pour nous déplaire. D’abord, parce qu’il ne nous semble pas pouvoir être totalement surmonté et participe de tout travail de recherche et d’analyse. L’analyse d’une œuvre est nécessairement interminable et c’est bien pourquoi il faut savoir la terminer. Ensuite parce que, sans aucunement vouloir tomber dans le mimétisme, il n’est pas sans valeur pour nous de penser que ce goût d’inachevé résonne avec le goût pour l’inachevé que revendique Philippe Garrel, comme nous l’avons souligné au cours de l’étude. On peut d’ailleurs trouver une trace de ce goût dans Le Vent de la nuit lorsque Serge soutient que les Italiens sont aussi forts dans l’inachevé que dans l’achevé. Si l’inachèvement est bien le contraire de ce qui est bâclé tout en étant ce qui s’oppose aux illusions d’avoir fait le tour d’une question, alors nous ne pouvons que souhaiter en définitive que notre travail paraisse quelque peu inachevé.

Notes
960.

Comme l’écrit Jean-Marc Lalanne : « Le paradoxe de ce père (le père de Philippe) est d’asséner des leçons de conduite comme des vérités définitives alors que le contenu se veut extrêmement libertaire. Face à cette figure qui se défausse de ses responsabilités tout en tenant un discours très autoritaire, Philippe est encore un petit garçon […]. » Cf. « Le Cœur fantôme », art. cit., p. 54.

961.

Isaac Joseph, Le Passant considérable, op. cit., p. 11.