Jeanne : Moi, j’aurais pas le rôle… Je suis pas capable de jouer mon rôle ?
Matthieu : C’est ton rôle, c’est pas toi. Tu peux jouer toi, pas ton rôle. Il faut quelqu’un pour jouer ton rôle, pas toi.
Jeanne : Quelle est la différence ?
Matthieu : Je sais pas encore.
Jeanne : Et ton rôle à toi, qui va le jouer ? Tu gardes ton rôle pour toi ?
Matthieu : Mais je suis pas dans le film…
Jeanne : Pourquoi t’es pas dans le film ? Pourquoi tu mets pas ton rôle dans le film ?
Matthieu : Mais c’est toi que je veux voir, pas moi.
Jeanne : Alors prends-moi ! Tu vois que tu m’aimes pas. Tu aimes mon rôle par rapport à toi, parce que sinon tu me prendrais. Ou tu pourrais même ne pas me prendre et tu prendrais quelqu’un pour faire ton rôle dans le film, pour être en face de mon rôle, pour aimer mon rôle. Tu veux pas nous voir ensemble ? Tu veux me voir par rapport à toi. T’as peur de nous voir ensemble ? Viens, viens te voir dans la glace ensemble… Tu vois, tu veux pas ! Toi, tu veux voir moi ou toi. Pourtant, c’est ça aimer, ça n’est que ça : c’est voir l’autre en même temps qu’on se voit, c’est pas se voir quand on voit l’autre. Toi, tu veux bien dire je t’aime, tu veux bien dire Matthieu aime Jeanne, mais pas Matthieu est aimé de Jeanne.
Matthieu : Je comprends pas.
Jeanne : Mais si tu comprenais, c’est moi que tu prendrais. Et tu me montrerais en train de t’aimer, tu montrerais aux gens que je t’aime. Mais toi tu veux montrer que tu m’aimes, pas que tu es aimé. Parce que tu as peur d’être aimé, parce que c’est d’être aimé qui est difficile, accepter d’être aimé. Pourquoi on dit toujours « Je t’aime » et l’autre répond « Je t’aime » ? Pourquoi on dit « Tu m’aimes ? » et l’autre répond « Je t’aime » ? Pourquoi on dit pas « Tu m’aimes ! » et l’autre répond « Tu m’aimes ! » ? « Tu m’aimes », c’est toujours une question, c’est jamais une affirmation.
Matthieu : Viens, viens…
Jeanne : Prends-moi, prends-moi, prends-moi.
Jeanne : Bonjour, je suis la femme de Matthieu.
Minouchette : C’est très bien que tu sois venue me voir. Ça va me permettre de t’étudier pour le rôle.
Jeanne : Non, c’est moi qui dois t’étudier, puisque Matthieu préfère que ce soit toi qui soit moi, plutôt que moi. Quand nous serons tous morts, les gens se diront : « C’est elle la femme de Matthieu. » C’est toi la femme de Matthieu, c’est toi qu’il a choisie pour être sa femme au cinéma.
Minouchette : C’est parce qu’il t’a dans la vie.
Jeanne : Pourquoi est-ce qu’il ne veut pas de moi autre part que dans sa vie ? C’est si important que ça pour lui sa vie ? C’est ça qui compte le plus ? C’est pas le cinéma ?
Minouchette : Mais il a un fils avec toi…
Jeanne : Mais avec toi, il aura ce film. Tu lui auras fait un film, comme je lui aurai fait un fils. Qu’est-ce qu’il est le plus, un faiseur de fils ou un faiseur de films ?
Minouchette : La question se pose pas comme ça, je veux dire… la question se pose pas.
Jeanne : Toi tu la poses pas, moi je te la pose.
Minouchette : Ah non, me la pose pas, je peux pas y répondre.
Jeanne : Mais si je te la pose, c’est que tu peux y répondre.
Minouchette : Comment ?
Jeanne : En refusant le rôle !
Minouchette : Mais qu’est-ce que ça changera ? Ça n’a rien à voir avec toi ou moi. Ce n’est pas une question de personne, c’est une question de rôle. Si Matthieu m’a proposé ce rôle, c’est parce qu’il pense qu’il me convient mieux qu’à toi. De toute façon, si je le fais pas, c’est pas pour cela que tu le feras. Il le proposera à quelqu’un d’autre, c’est tout.
Jeanne : C’est à toi qu’il l’a donné. Je te demande de le refuser.
Minouchette : Non, écoute, je vois pas pourquoi.
Jeanne : Mais parce que je te le demande !
Minouchette : C’est une affaire entre Matthieu et moi. Il m’a demandé de jouer ce rôle, j’ai accepté. Je vois pas ce que tu as à faire entre nous.
Jeanne : Tu le vois puisque je suis ici, entre vous comme tu dis. Alors tu me donnes ce rôle ?
Minouchette : Ce n’est pas moi à te donner ou à te refuser quoi que ce soit.
Jeanne : C’est curieux comme tu veux pas voir les choses telles qu’elles sont. Je suis ici pour te demander quelque chose, et toi tu fais comme si j’étais pas là, que je te demandais rien. Tu me donnes le rôle ?
Minouchette : Matthieu m’a demandé de jouer ce rôle, j’ai accepté.
Jeanne : Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Minouchette : Tu es idiote ou quoi ?
Jeanne : Non ! Je te pose une question à laquelle il est extrêmement facile de répondre puisqu’il suffit de dire « oui » ou « non », et à laquelle tu refuses de répondre.
Minouchette : Mais parce que ce n’est pas à moi de répondre à cette question et ce n’est pas à toi de me la poser.
Jeanne : Nous n’existons pas ? Je suis pas ici chez toi, et toi t’es pas là devant moi ? Tu te donnes pas le droit d’exister par rapport à moi, c’est ça ? Ou bien, tu te donnes jamais le droit d’exister ? Tu penses que tu n’existes pas ?
Minouchette : Mais zut, enfin, si j’existe. Je te dis non !
Jeanne : Eh ben, voilà. C’est pas plus difficile que ça. Pourquoi veux-tu ce rôle ?
Minouchette : Mais écoute, ça va pas continuer.
Jeanne : Ça commence, nous avons fait le plus difficile, nous nous sommes prouvé que nous existions. Maintenant, il suffit de nous parler comme deux êtres humains qui existent et qui ont le droit de se dire « oui » ou « non », comme tout un chacun. Pourquoi veux-tu ce rôle, qui est mon rôle, qui est le rôle de moi dans la vie, et qu’il se trouve que ma profession, qui est également la tienne, me rend apte à remplir ?
Minouchette : Écoute, le problème n’est pas que je veuille ou non jouer ce rôle…
Jeanne : Non, non. Nous n’en sommes plus là, nous avons déjà passé ce stade. Nous sommes grandes maintenant, tu te rappelles pas ? Nous avons décidé que nous étions des êtres humains à part entière qui pouvaient dire oui ou non. Puis, je t’ai demandé de me donner le rôle, et tu m’as dit non. Pourquoi veux-tu ce rôle ?
Minouchette : Ben, parce qu’il me plaît !
Jeanne : Au point de me le prendre ? Quand tu sais ce qu’il représente pour moi, qu’il a été écrit à partir de moi par l’homme de qui j’ai un enfant ? Tout ce que ça peut avoir de conséquences entre Matthieu et moi ? T’as pas assez de rôles comme ça, t’es pas assez riche et célèbre ? Qu’est-ce que cette avidité signifie ? Il te faut encore un rôle dont personne ne voudrait, sinon une petite comédienne de théâtre inconnue dont c’est la première chance au cinéma ? La seule chance de tourner avec l’homme qu’elle aime, peut-être même de tourner avec lui ?
Minouchette : Oh la la, mais c’est du chantage ou quoi ?
Jeanne : Non, non, pas du tout, c’est une question.
Minouchette : C’est une question qui n’a pas de sens.
Jeanne : Écoute, tu sais très bien qu’on n’en est plus là. Réponds, existe, existe, je te demande d’exister juste une minute.
Minouchette : Écoute, si c’est tellement important pour toi, eh ben tu dis à Matthieu que je te le donne.
Jeanne : Non, ça marchera pas comme ça, il faut que ce soit toi qui lui dise que tu veux pas le faire.
Minouchette : Non, ça dis-le toi-même.
Jeanne : Non, c’est de toi dont il est question, c’est à toi de le faire.
Minouchette : Mais je peux pas le faire.
Jeanne : Si je dis à Matthieu que tu veux pas le faire, tu le feras pas ?
Minouchette : Non.
Jeanne : Donc, tu es d’accord que c’est de moi maintenant que dépend que tu aies le rôle ou non ?
Minouchette : Ben oui.
Jeanne : Mais tu veux le faire ?
Minouchette : Oui !
Jeanne : Alors demande-le moi.
Minouchette : Quoi ?
Jeanne : Tu veux le faire, oui ou non ?
Minouchette : Mais t’es folle ?
Jeanne : Demande-le moi, tu l’as !
Minouchette : Écoute, si ça peut te calmer, si ça peut mettre fin à cette séance de… Bon, d’accord, je te le demande.
Jeanne : Je te le donne.
Jeanne : J’ai vu ta Minouchette, elle mérite vraiment pas de faire le rôle !
Lo : Pourquoi tu pleures ? Pourquoi tu pleures ?
Jeanne : Maintenant, prends-là si tu veux.
Lo : Pourquoi tu pleures, Maman ?
Jeanne : Parce que je suis triste.
Lo : Hein ? À cause de quoi ?
Jeanne : Matthieu, c’est pour toi.
Matthieu : Oui ?
Minouchette (au téléphone) : Matthieu, je t’appelle pour te dire que maintenant je suis sûre que je peux faire quelque chose de très bien pour ce rôle, et que ce rôle peut faire quelque chose de très bien pour moi. Tu comprends, ça peut être un très bon film, ton film. J’aimerais bien en faire partie.
Matthieu : Mais, Minouchette, attends, je te rappellerai, j’étais en train de coucher mon petit enfant…
Minouchette : Quand est-ce qu’on pourrait se voir ? Non, je suis désolée de t’appeler si tard, mais il fallait que je te dise ça tout de suite, tu comprends ?
Chen Té 984 (Jeanne) : Quand on était petit, on avait une grue avec une aile estropiée. Elle était gentille avec nous : elle ne nous en voulait d’aucune taquinerie. Esther allait derrière nous en nous criant de ne pas aller trop vite. Mais en automne et au printemps, quand les grands vols passaient au-dessus de nos villages, elle devenait très inquiète. Je la comprenais très bien.
Soun (Comédien) : Pleure pas ! Ça abîme le teint.
Chen Té (Jeanne) : J’ai fini.
Soun (Comédien): Tu ne sais même pas t’essuyer la figure correctement. S’il fallait que tu restes pour que je ne me pende pas, alors dis au moins quelque chose.
Chen Té (Jeanne) : Je ne sais rien.
Soun (Comédien) : Au fait, sœur. Pourquoi est-ce que tu veux me détacher de la branche ?
Chen Té (Jeanne) : J’ai eu peur. Sûrement que vous vouliez faire ça uniquement parce que ce soir est si triste. Dans notre pays, il ne devrait pas y avoir de soir triste…
Metteur en scène : Hmm… attends. Heu… attends… dix secondes… juste…
Jeanne : J’arrive…
Metteur en scène : D’accord.
Jeanne (à Matthieu) : On se retrouve ce soir à la maison, O.K. ? À ce soir.
Metteur en scène : Oui, quand… quand tu… quand tu vas t’adresser au public… « vous vouliez faire ça uniquement parce que ce soir est si triste »… Donc il faut… presque prendre… l’adresse au public… comme un argument pour lui… pour essayer de le détourner…
Jeanne : Ouais…
Metteur en scène : … comme ça du projet qu’il a de se suicider.
Jeanne : Hmm…
Metteur en scène : Donc c’est une espèce de… de… de manière comme ça de s’adresser à quelqu’un d’autre… pour trouver un argument plus… plus frappant…
Jeanne : Ouais d’accord…
Metteur en scène : Et après en étant plus dyna… plus dynamisante… que ça, et du coup en étant un tout petit peu plus dérisoire avec plus d’humour.
Jeanne : Ouais, d’accord…
Metteur : Quand il parle de la maison… quand tu lui racontes ta vie et tout ça. Donc, on essaye comme ça… donc pense à ça, hein… quand tu reviens ici… hein… pense à… à l’attaquer plus fort… avec plus de projets… sinon ça fait un peu… un peu poétique… un peu récité… hein ?
Jeanne : O.K… D’accord.
Metteur en scène : Dix secondes et on y va… Là… Quand… quand vous voulez.
Chen Té (Jeanne): J’ai eu peur. Sûrement que vous vouliez faire ça uniquement parce que ce soir est si triste. Dans notre pays, il ne devrait pas y avoir de soir triste, ni de grand pont au-dessus des fleuves, ni même l’heure entre nuit et matin et non plus tout l’hiver, c’est dangereux. Car en face de la misère, il suffit d’un rien et les hommes rejettent l’insupportable vie.
Soun (Comédien) : Parle de toi.
Chen Té (Jeanne) : De quoi ? J’ai une petite boutique.
Soun (Comédien) : Ah ? Tu fais pas le tapin ? Tu as une boutique ?
Chen Té (Jeanne) : J’ai une boutique, mais avant je faisais le trottoir.
Soun (Comédien) : Et la boutique, ce sont sans doute les dieux qui te l’ont offerte.
Chen Té (Jeanne) : Ouais.
Soun (Comédien) : Et un beau soir, ils sont arrivés et ils t’ont dit : « Voilà de l’argent. »
Chen Té (Jeanne) : Un matin !
Soun (Comédien) : C’est pas spécialement distrayant.
Chen Té (Jeanne) : Je sais jouer de la cithare un peu. Et alors, j’ai eu la boutique, j’ai donné la cithare. Maintenant, me suis-je dit, je peux être une buse, ça fait rien. J’ai dit : « Je suis riche, je vais seule, je dors seule. » J’ai dit : « Toute une année, je ne fais plus rien avec un homme. »
Soun (Comédien) : Et maintenant, tu en épouses un. Celui de la maison… de la maison de thé au bord de l’étang. Au fait qu’est-ce que tu sais de l’amour ?
Chen Té (Jeanne) : Tout !
Soun (Comédien) : Rien, sœur. Est-ce que c’était agréable ?
Chen Té (Jeanne) : Non…
Soun (Comédien) : Et ça, c’est agréable ?
Chen Té (Jeanne) : Ouais...
Soun (Comédien) : Toi, tu te contentes de peu. Quelle vie !
Chen Té (Jeanne) : Vous n’avez pas d’amis ?
Soun (Comédien) : Tout un tas. Mais pas un qui veuille entendre que je suis toujours sans emploi. Ils me regardent comme si… je leur disais que… y’a encore du bleu dans la mer. Tu as un ami, toi ?
Chen Té (Jeanne) : Un cousin.
Soun (Comédien) : Alors surtout, méfie-toi de lui.
Chen Té (Jeanne) : Oh, il est parti, il reviendra plus jamais, il est venu une seule fois. Mais pourquoi parlez-vous avec tant de désespoir ? Comme on dit : « Parler sans espoir, c’est parler sans bonté. »
Soun (Comédien) : Cause toujours. Une voix, c’est toujours une voix.
Chen Té (Jeanne) : Y’a encore des gens bienveillants en dépit de la grande misère. Quand j’étais petite un jour, je suis tombée avec une charge de petit bois. Un vieil homme m’a relevé et il m’a même donné une…
Jeanne : Tu la connais, toi, Minouchette ?
Amie : Ouais, j’adore ce qu’elle fait. C’est une fille fantastique.
Jeanne : Hi, hi, hi, hi, hi…
Minouchette : Mais non Matthieu, c’est pas un caprice. Bon je sais bien, c’est ridicule de dire ça, je sais pas pourquoi je le dis d’ailleurs. Mais tu comprends… c’est la première fois que mon personnage me regardera jouer. En général, on joue un rôle, on sait pas qui c’est, tu comprends, on l’imagine. Il a pas de corps, il a pas de pensées, il a pas de sentiments. En fait, c’est la première fois que j’ai l’occasion de savoir si je me suis trompée ou pas.
Matthieu : Comment ça, trompée ?
Minouchette : Je joue bien le rôle de ta femme, non ?
Matthieu : Oui, mais si tu le joues… c’est que je veux pas que ce soit elle, sinon… Je veux que ce soit différent.
Minouchette. Évidemment que ce sera différent. Mais enfin… y’aura aussi une vérité, du moins je l’espère…
Matthieu : Une vérité… C’est un film, hein... Une vérité dans le film.
Minouchette : Oui, mais dans la distance entre… heu… la réalité et le film, tu attends pas de moi que je trouve quelque chose ? J’veux dire, que j’te montre quelque chose que tu as pas encore vu ?
Matthieu : Peut-être…
Minouchette : Mais comment ça peut-être ? Tu veux bien dire quelque chose avec ce film ? Hein ? Tu veux bien montrer quelque chose ? C’est pour ça que tu m’as choisie, moi, plutôt qu’une autre, non ?
Matthieu : Je sais pas.
Minouchette : Matthieu…
Matthieu : Tu sais… avant qu’un film ne se fasse, hein, tous ceux qui sont concernés ont une idée très précise de ce qu’il sera. Mais c’est une idée qui leur vient d’avant. De ce qui a déjà été fait ou pensé ou vu… ou je ne sais pas. Alors pour que le film se fasse et qu’il soit celui-là, enfin un film pas d’avant, ni d’à coté, il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui n’ait aucune idée de ce qu’il sera, hein ? Il vaut mieux que ce soit celui qui va le faire, non ? Bon. Donc, c’est moi qui me charge de ça.
Minouchette : Oui, mais t’as un scénario…
Matthieu : Faut bien une histoire… Personne ne peut se passer d’histoire.
Minouchette : Oui, mais le personnage du scénario, c’est bien ta femme ?
Matthieu : Oui, oui, alors, voilà… regarde… c’est l’histoire d’une femme qui a un enfant avec un type… enfin… ça… ça c’est pas très clair.
Minouchette : Donc, alors en fait, ça t’est complètement égal que ce soit moi ou quelqu’un d’autre qui joue le rôle.
Matthieu : Non, non, non, je veux que tu fasses ce film avec moi.
Minouchette : Y’a une différence pour toi entre faire un film et faire ce film ?
Matthieu : Si tu veux, non.
Minouchette : Alors tu veux que ce soit moi qui joue le rôle.
Matthieu : Si tu veux, oui.
Sans dialogue.
Jeanne : Mais moi, j’t’aime. Tu veux pas rester avec moi, alors ?
Matthieu : Et bien sûr que je veux rester avec toi, hey. Je t’aime… et j’aime Lo. Je vous aime pareil tous les deux et je peux pas vivre sans vous deux.
Jeanne : Alors pourquoi tu lui donnes le rôle à cette fille ?
Lo : Papa il va faire le cinéma avec des filles ?
Matthieu : Mais non, mon amour. Papa il va gagner l’argent pour Jeanne et Lo. Puis, il revient tous les soirs pour être avec vous.
Jeanne : Tu m’aimes pas.
Lo : Moi, je préfère maman.
Matthieu : Moi, je vous aime pareil tous les deux. Il faut que je gagne des sous pour nous trois. Tu verras plus tard quand tu seras architecte.
Jeanne : Tu m’aimes pas ! Et tu dis ça, que tu m’aimes, pour te débarrasser de moi pour le film.
Matthieu : Mon amour, qu’est-ce que je peux faire ? Bon, ben, moi j’m’en fous, j’laisse tomber, hein. J’me demande avec quoi on va manger ?
Lo : Avec quoi on va manger, t’as dit ?
Matthieu (voix-over) : « Ton pied frotte le mien sous les draps. J’écoute le souffle de ton haleine. Je vais faire un film pour nourrir notre enfant et nous. »
Matthieu :Jeanne ? Lo ?…
Jeanne : Comment tu n’entends pas ?
Matthieu : Vous pourriez aller faire ça chez vous… Tiens, viens-vite mon Lo.
Lo (voix ralentie) : Chaud.
Père : Je vais pas prendre le rôle parce que… c’est toujours pareil dans le cinéma… ils mettent tout sur les vedettes et les p’tits rôles sont sacrifiés, alors.
Matthieu : Hmm…
Père : C’est pas assez nourri… quoi… c’est pas… c’est pas… c’est un très beau personnage, mais on risque de pas le développer.
Matthieu : Tu devrais jouer Falstaff, tiens… Là… là, tu serais nourri, tiens, pour le coup.
Père : Falstaff, ça a été joué une fois par… un type maigre et c’était fantastique, il… il avait un faux ventre. Il jouait mieux la grosseur que les vrais gros.
Matthieu : Dom Juan, aussi… Dom Juan, tu devrais jouer.
Père (en riant) : Dom Juan !
Matthieu : Tu le jouerais une fois pour toutes, t’aurais plus besoin d’improviser tous les jours.
Père : Tu sais bien… on n’a pas la même idée des femmes… toi et moi.
Matthieu : Tiens, parle pour toi, moi j’ai aucune idée des femmes, hein. Les femmes pour moi, ça n’existe pas, de toute façon. Pour moi, y’a une femme : Jeanne.
Père : Comment ça va ?
Matthieu : J’ai trouvé un homme dans son lit… dans notre lit, quoi.
Père : Peut-être qu’elle aussi elle a une idée des hommes. Non… j’plaisante… c’est pas gentil. Je sais ça fait très mal. Mais à toi ça te fera peut-être du bien.
Matthieu : Hmm… Ça va me nourrir.
Père : Hmm… c’est ça.
Matthieu : Ouais… Sauf que moi je suis pas un personnage, tu vois, ni un acteur. Ch’uis un type dans la vie qui trouve un type dans le lit de sa femme dans la vie. Ch’ais pas quoi faire de ça… Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?
Père : Mets-le dans ton film.
Matthieu : Hey… C’est pas une poubelle un film. On n’y met pas tout ce dont on ne veut pas se débarrasser dans la vie.
Père : Ton lit non plus…
Matthieu : Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?
Père : Ch’ais pas. Y faut chercher. Peut-être que… ce type… c’est une manière d’entrer dans ton film.
Matthieu : Ouais… Ça c’est le genre d’idée que je refuse d’avoir.
Père : Tu as vu le film de Paul ?
Matthieu : Oui, oui, bien sûr, oui.
Père : C’est bien.
Matthieu : Oui, c’est bien.
Père : Fantastique, oui…. Et les dialogues ?
Matthieu : Ouais…
Père : T’as vu les dialogues ?
Matthieu : Oui, y sont bien hein ?
Père : T’en as, toi, cette fois ?
Matthieu : Oui, j’ai un dialoguiste, là. Un type qui fait les dialogues.
Père : Ah, bon. Parce que c’est important… Le cinéma c’est pas seulement que des images.
Matthieu : Hmm… Ouais, c’est pour ça…
Père : Il est bien ? Enfin, j’veux dire… ça colle entre-vous ?
Matthieu : Il fait les mots… moi je fais les images. Chacun son boulot.
Père : Mais t’as pas peur que ça… ça… Tu crois que c’est comme ça que Paul travaille ?
Matthieu : J’ai vu maman.
Père : Ah, bon ? Elle va bien ?
Matthieu : Ouais, comme toujours.
Père : Elle est fantastique, hein ?
Matthieu : Elle m’a parlé de toi… et puis de moi aussi. Pour elle c’est la même chose, d’ailleurs, je crois…. Tiens elle aussi, elle a une idée des hommes, comme toi des femmes. Mais j’crois qu’elle la doit beaucoup à toi, hein. Forcément, elle pense que c’est à cause de moi que ça va pas avec Jeanne.
Père : À cause de moi ?
Matthieu : Non, à cause de moi.
Père : Tu crois pas qu’elle a raison ?
Matthieu : Ah… Et même si c’était à cause de moi… Qu’est-ce que ça veut dire à cause de moi ? C’est elle qui a fait ce qu’elle a fait, hein, c’est pas moi. Les gens sont libres, non, ils réfléchissent. Ils prennent des décisions. À vous entendre, on croirait que… on… on n’est pas des individus mais des molécules qui réagissent en chaîne. Il a fait ci, tout ça, c’est normal, c’est logique qu’elle fasse ça. Enfin… admettons que je lui ai fait mal.
Père : Beuh… Tu lui as fait mal, oui… tu lui as fait mal, c’est normal, elle se venge.
Matthieu : Ouais… Est-ce que c’est une raison suffisante pour qu’elle m’en fasse aussi, est-ce qu’elle peut pas se dire, il m’a fait mal, moi je lui en ferai pas, parce que je l’aime ?
Père : C’est pas aussi simple. Toi… tu… tu as toujours confondu l’amour et la morale… Tu crois que… aimer les gens… c’est… seulement leur vouloir du bien. C’est pas seulement ça… leur vouloir du bien… c’est aussi les vouloir pour soi.
Matthieu : Je sais… je veux que ce soit simple.
Père : Dans le sens où ça t’arrange.
Matthieu : Si c’est simple, c’est dans tous les sens.
Père : Ouais…
Matthieu (à Minouchette) : Ça t’ennuie pas de jouer dans le film ? Non ?
Matthieu (voix-over) : « Sur un trottoir un jour j’ai retrouvé la boucle d’oreille que la maman de mon enfant avait perdue. Elle promenait Lo à 500 mètres de la maison et elle était rentré toute triste. Je l’ai posée le soir, près de son lit, à côté de l’autre, mais ne lui ai pas dit. »
Lo : Ouahhh…
Jeanne : Allez, viens…
Jeanne : Vite, vite… Mon amour…
Lo : J’ai froid.
Jeanne : T’as froid ?
Lo : Oui.
Jeanne : Viens vite… T’es mon amour ?
Lo : Oui.
Jeanne : T’es mon amour ?
Lo : Oui.
Jeanne : Mon amour…
Lo : Quoi ?
Jeanne : J’ai que toi comme amour…
Jeanne : Ce que je veux, c’est que tu dormes plus à la maison… Mais vraiment plus du tout, même pas le soir quand on va rentrer.
Matthieu : Mais ça va, j’ai retenu une chambre d’hôtel, à partir du 27.
Jeanne : Tu vas trouver une chambre ?
Matthieu : J’te dis que j’l’ai retenue déjà avant de partir.
Jeanne : Ah, bon, tu l’as retenue ?… J’peux plus vivre avec toi.
Matthieu : Je sais, je sais… j’ai compris.
Jeanne : Non, t’as rien compris. T’as rien compris du tout.
Matthieu : Jeanne, attends…
Matthieu (à Lo) : Tu dors pas ?
Jeanne : Je ne veux pas que tu aies le moindre doute là-dessus… Tu ne dois plus jamais avoir de toute ta vie le moindre doute là-dessus. C’est pas de ma faute moi si tout est fini entre nous. J’y suis pour rien là-dedans. Si tu m’avais pas déçue, j’t’aurais aimé toute ma vie, moi.
Matthieu : Écoute… heu… sois pas conne, hein. C’est pas pour un truc comme ça que… tu m’aimes pas encore…
Jeanne : Peut-être… ça a pas d’importance. Parce qu’il y a une chose beaucoup plus importante et plus forte… que l’amour. C’est la dignité, tu vois… Moi si je continue à t’aimer, je perds ma dignité… J’peux vivre sans amour, tu sais, j’ai déjà vécu sans amour… Mais j’peux pas vivre sans dignité.
Père : Tu sais… il y a de tels moments d’amour parfois entre un homme et une femme… qu’on peut pas croire que ce sont… des moments du temps. Enfin des moments comme les autres… faits pour passer et disparaître. On est sûr qu’il est… impossible qu’il n’en reste pas quelque chose pour toujours. Alors, on fait un enfant… Mais pas pour l’enfant, pour l’amour. Pour qu’il perpétue ces moments. Et tant qu’on s’aime… on a le sentiment… que l’enfant est l’incarnation de cet amour. Et quand on s’aime moins ou qu’on ne s’aime plus… on a l’impression que l’enfant se détache de l’amour qui l’a créé et se met à exister pour lui-même… que l’autre histoire ne le concerne plus.
Matthieu : C’est peut-être cette impression que j’ai de Lo en ce moment, qu’il s’en va un peu, là. Parce que Jeanne ne m’aime plus.
Père : Ou que c’est toi qui n’aimes plus Jeanne… Tu sais, la fin d’un amour, c’est comme le commencement, ça se joue à deux. Mais vous, c’est pas fini. Il y a Lo. Fais-lui confiance.
Matthieu : Mais comment ?
Père : Ben… il est encore là… entre vous deux. Votre histoire l’intéresse. Elle veut qu’elle continue. Il vous a pas lâché la main… Matthieu…
Matthieu : Oui…
Père : … c’est très nécessaire pour moi que tu sois heureux.
Lo : Maman ?
Jeanne : Appelle papa.
Lo : Papa !
Matthieu : Oh… Vous voilà.
Jeanne : J’te l’envoie ?
Matthieu : Monte avec nous…
Jeanne : Non, non… Non, j’ai un truc à faire, j’peux pas.
Matthieu : Reste…
Lo : Qu’est-ce qu’y a ?
Jeanne : À toute à l’heure mon chéri.
Sans dialogue.
Matthieu : Qu’est-ce tu as fait ? Qu’est-ce tu as fait ?
Lo : Hi, hi, hi…
Matthieu : Oui, ben, c’est pas drôle. Pousse-toi. Oh, là, là. Attends… Donne ça. Mais mon cœur, pourquoi tu as fait ça ?
Lo : Papa ? Oui mais aussi, tu vois…
Matthieu : Qu’est-ce que tu as dans la main ? Qu’est-ce que tu as ramassé ? Louis, y faut pas jouer avec les clous. C’est très dangereux. T’en as d’autres ?
Lo : Non.
Matthieu : T’en as pas… Fais voir… Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi tu dis non ? Y’en a un autre là. T’en as plus ? Il faut pas jouer avec les clous. Tu les ramasses ?
Lo : Ohhh… alors ?
Jeanne : Mon homme ? Ça va ? Non, non, non, tu rentres pas. Non… Non.
Père : Allô ?
Matthieu : Oui ?
Père : Allô.
Matthieu : C’est moi.
Père : Oui… Ça va ?
Matthieu : Ben ça va… j’ai vu Lo, là.
Père : Ah…
Matthieu : J’ai vu Lo, là, tout à l’heure.
Père : Écoute… heu… écoute, j’ai pensé… il faut que tu le voies tout le temps. Hein…
Matthieu : Hmmm…
Père : Et tu vas aller le chercher à l’école, tous les jours.
Matthieu : Hmm…
Père : Évidemment, il vaudrait mieux que vous arriviez à vous entendre Jeanne et toi. Et personne pourra rien contre vous. Mais demande-moi. Ne prends pas d’avocat pour des trucs comme ça. Écoute… Matthieu ?
Matthieu : Oui…
Père : Matthieu… Faut que je te laisse…
Jeanne : J’ai une petite surprise pour toi à la maison, chéri.
Lo : Hein ?
Jeanne : J’ai une petite surprise à la maison pour toi, chéri.
Lo : C’est quoi ?
Jeanne : J’ai un petit crocodile, que j’ai acheté l’autre jour.
Lo : C’est quoi ?
Jeanne : Très drôle…
Lo : Mais un petit crocodile qu’on remonte ?
Jeanne : Non un petit crocodile… t’appuies sur le… en-dessous de… en-dessous de… la gueule du petit crocodile puis y’a un système et il ouvre sa bouche et il la ferme et c’est très rigolo. Je te le donnerai tout à l’heure. Tu veux ? Oh, regarde le p’tit pigeon ! Regarde le p’tit pigeon…
Lo : Oh, voilà… Regarde, il s’envole pas. Maman, mais c’est quand qu’on va rentrer à la maison (en baillant).
Jeanne : C’est tout de suite.
Sans dialogue.
Matthieu : Entre.
Jeanne : Bonjour.
Matthieu : Tu sais, à comparer à une vie, tout ça est dérisoire. T’as pas fait de bêtise au moins ?
Matthieu : Et l’autre jour, quand tu dormais, Jeanne, j’pensais à Josette et à Paul. T’avais vu mon père… qui aime beaucoup les films de Paul, c’était… heu… Tu te souviens ? Et je disais comme Paul est en train d’écrire un scénario avec Josette, tu te souviens la carte postale, alors je disais… C’est toi qui disais j’espère que Paul il sait écrire un scénario parce que sinon ça va être quelque chose… Je dis ça parce que moi je suis sûr que c’est parce que les gens font l’amour ensemble que c’est écrit à deux d’une manière ou d’une autre…
Jeanne : Non, mais j’ai jamais dit ça comme ça, non plus…
Matthieu : Non, mais c’est pas parce qu’ils s’aiment aussi qu’ils s’aiment plus que nous.
Jeanne : Ben, eux ils ont pas d’enfant à garder aussi pendant qu’ils écrivent leur scénario.
Matthieu : Tiens, ça me fait penser que j’ai rêvé un truc là. Paul, quand tu l’as appelé, il t’a dit qu’il vivait comme ça d’hôtel en hôtel avec Josette ? Moi, je préfère vivre avec toi et Lo à la maison…
Jeanne : C’est embêtant quand même, je lui ai dit des choses tellement définitives sur la dignité et tout ça…
Amie : La dignité… tu sais où ça finit toujours dans les histoires d’amour… La dignité, mon cul. T’as qu’à lui écrire une lettre.
Sans dialogue.
Jeanne : Attends, je reviens.
Jeanne : Bonsoir…
Serrurier : Bonsoir, madame.
Jeanne : Je viens chercher ma clé.
Serrurier : C’est à quel nom, s’il vous plaît ?
Jeanne : Lourcas (?) 985
Serrurier : Voilà…
Jeanne : Super. Merci. Au revoir.
Serrurier : Bonsoir.
Jeanne : Tiens.
Matthieu : C’est quoi ?
Jeanne : C’est pour habiter ensemble. Je reviens…
Jeanne (à Lo) : Chéri…
Lo : Mama…
Jeanne : Mon chéri…
Jeanne : Voilà… Tu veux un sandwich ?
Lo : Oui…
Jeanne : Tu veux un sandwich ?
Lo : Oui…
Jeanne : À quoi y sont ces sandwichs ?… Là j’ai pris jambon… et jambon. Tu veux jambon ?
Lo : Oui.
Jeanne : Tu veux un sandwich ? Non ? Hmmm… Ah non tu fumes pas s’te plaît.
Jeanne : Tutto ancora non ho perso : mi resta la speranza. Ma Suzanna si avanza : io vo’ provarmi. Fingiam di non vederla. E quella buona perla vorebbe sposarla ! Ma da Figaro alfine non puo meglio sperarsi : Argent fait tout . Brava ! Questo è giudizio ! Con quelli occhi modesti, con quell’aria pietosa, e poi ... Che cara sposa ! 986
Matthieu : C’est beau, c’est comme dans un film d’Antonioni.
Matthieu : Louis !
Mère : Mon fils va bien ?
Matthieu : Ça va.
Mère : C’est pas facile, hein ?
Matthieu : Quoi pas facile ? C’est pas facile ?
Mère : De parler avec sa mère…
Matthieu : Ahh…
Mère : Mais j’t’en veux pas, tu sais, c’est normal… On parle qu’avec les étrangers… Ou avec ceux qui sont dans votre vie, et ch’uis plus dans ta vie… C’est la vie ! Tu m’as donné Lo pour te remplacer. On parle beaucoup. Comme on parlait, toi et moi, quand tu avais son âge… Comme on s’parlait avec ton père avant… Toute façon, les hommes et les femmes, quel que soit leur âge ne se parlent que pour se dire… qu’ils s’aiment ou qu’ils ne s’aiment plus… Ou qu’y vont peut-être s’aimer ou que… y s’aimeront sûrement pas.
Matthieu : Tu crois qu’ils parlent que de ça ?
Mère : Bien sûr ! Y’a que l’amour entre les hommes et les femmes. Quand ils se parlent plus d’amour, ils s’parlent plus.
Matthieu : Papa… m’a dit de t’embrasser… Il me parle souvent de toi et il dit tout le temps que t’es formidable.
Mère : Ch’uis pas formidable ?
Matthieu : Si…
Mère : Donc vous me trouvez formidable tous les deux. C’est le principal.
Matthieu : Maman, ça va ?
Mère : Bien sûr.
Jeanne : Qu’est-ce que je viens de dire ?
Matthieu : …
Jeanne : Tu vois, tu m’écoutes pas. Si tu m’écoutes pas, c’est que tu m’aimes pas. Tu veux que j’te chante le petit air qu’elle m’a donné ?
Matthieu : Oui…
Jeanne : (Elle se met à fredonner…) C’est joli ?
Matthieu : Oui, c’est joli…
Jeanne : Eh, tu sais ch’uis embêtée parce que tu sais j’ai envoyé une de tes lettres d’amour à… à ta mère. Je me suis trompée quand je l’ai mise dans l’enveloppe, j’ai inversé. J’m’en suis rendu compte ce matin. Quand j’ai regardé dans la valise, j’ai trouvé… celle que je lui avais écrite, je l’ai laissée dedans. C’est embêtant…
Matthieu : Non, c’est pas grave, t’as qu’à lui en parler.
Jeanne : Oh, non, écoute. Ça m’embête… (Elle se remet à fredonner).
Matthieu : (Un avion passe dans le ciel, qui couvre les paroles de Matthieu).
Jeanne : Ça c’est triste. Notre amour n’est pas triste. (Elle se remet à fredonner).
Mère : Il est avec vous Lo ?
Jeanne : Ouais, il est là, il est sous la table.
Mère : Ah !
Jeanne : Aïe ! Pfff… Touche pas, hein ?
Matthieu : Non.
Matthieu : … les films de Jacques Rozier…
Paul : On va prendre un café ?
Matthieu : Hey… J’ai lu… qu’on arrivait maintenant à donner la vue à certains aveugles de naissance. Et que certains de ces certains aveugles devenaient très vite fous… parce qu’ils arrivaient pas à voir.
Josette : Comment ?
Matthieu : Ben, ils voient mais ils savent pas quoi choisir… ils savent pas… heu… privilégier certains plans ou certains objets par exemple. Tu vois quand on est tout petit… notre cerveau s’accoutume à trier la réalité, hein… peut-être parce qu’on nous l’apprend. Ben, leur cerveau a pas pu le faire. Par exemple, Josette, si tu regardes ce trottoir-là… tu vois tout pareil.
Paul : Comme une caméra.
Matthieu : Ouais, c’est peut-être ça qu’on cherche à faire avec une caméra.
Paul : Mais on a une histoire, qui nous oblige à choisir, sans quoi…
Josette : C’est vrai… si on n’avait pas d’histoire ? J’veux dire, nous… chacun de nous. Tous les matins je me lève et je me demande : « Qu’est-ce que c’est que la vie ? Qu’est-ce que… moi dans la vie ? »
Matthieu : Mais c’est pas possible…
Paul : Si ! Chaque fois qu’on commence un film, chaque fois qu’on tourne un plan… c’est comme si on se levait le matin et qu’on ouvre les yeux et qu’on se demande : « Qu’est-ce que c’est que ce plan bleu là haut avec des… choses blanches qui passent dedans ? Et ces boîtes avec des roues qui vont par les rues ? »
Matthieu : Hey, mais y’a une histoire quand même, hey…
Josette : Si on n’avait pas d’histoires… heu… on pourrait pas… rencontrer les gens, on pourrait pas aimer !
Paul : Tu es mon histoire.
Jeanne : L’histoire, c’est une histoire d’amour. C’est l’amour qui fait l’histoire dans nos vies. C’est une histoire ensemble…
Josette : Et chaque fois qu’on aime on fait l’amour… heu… l’histoire de cet amour, à rebours. C’est pour l’aimer que je suis née. Si j’avais pas… fait ça et ça… j’aurais pas connu untel qui m’a fait connaître untel qui m’a… fait le rencontrer. Il n’y a que l’amour pour donner un sens à la suite des choses qui nous arrivent.
Paul : On ne peut pas faire son histoire tout seul. C’est pour ça qu’on cherche quelqu’un à aimer. Pour avoir une histoire. Pour voir sa vie comme une histoire, avec un début, un milieu, une fin.
Josette : C’est gai !
Matthieu : Hmmm… La fin d’une histoire, c’est un peu comme la fin d’un amour. Moi quand j’étais petit j’pleurais… quand j’avais fini une histoire que j’aimais… Après on s’habitue.
Jeanne : Tu vois… je trouve que vivre un amour, c’est comme écrire une histoire et puis la faire en même temps. Tant qu’on la regarde se dérouler, on se dit : « Mais comment faire pour qu’elle s’arrête pas demain ? » C’est peut-être ça qu’est le plus intéressant dans l’amour.
Matthieu : Hmm… Ouais, sauf que je comprends pas qu’on puisse parler de l’amour comme ça. Tu vois c’est pas un objet, tu vois c’est pas une machine, c’est pas une fonction ou un fonctionnement : c’est nous. Comment peux-tu parler de nous… de notre vie… comme de quelque chose d’intéressant ?
Jeanne : Parce que j’ai pas peur de nous regarder, moi. J’ai pas peur de nous. Toi t’oses pas nous regarder, hein ? T’as peur !
Josette : Les hommes se servent de l’amour pour vivre, mais ils savent pas le faire fonctionner. C’est comme s’ils étaient dans une voiture et qu’ils disaient tout le temps : « Pourvu qu’elle ne tombe pas en panne, pourvu qu’elle ne tombe pas en panne. » Parce qu’ils savent bien qu’ils ne sauraient pas la réparer ! Alors ils ont peur.
Matthieu : Hmmm… Tandis que vous quand ça tombe en panne, vous descendez, vous ouvrez le capot, vous retroussez vos manches et allons-y, hein ?
Paul : C’est vous qui faites marcher l’histoire.
Josette : Personne ne fait marcher l’histoire : elle marche toute seule.
Paul : Vous disiez…
Jeanne : Nous on s’occupe des réparations, de la maintenance courante… mais pas de la… heu… de la direction tu vois ? Parce que la voiture elle se dirige toute seule jusqu’à l’accident.
Paul : Pourquoi l’accident ?
Jeanne : Parce que ça finit toujours par un accident !… Comme toutes les histoires, d’ailleurs… Qui a dit que les histoires devaient finir ? Personne ! Tout le monde veut les faire durer, pourtant elles finissent. Personne sait pourquoi, même pas l’auteur. Donc, c’est un accident.
Matthieu : Vous parlez de ça avec une froideur.
Josette : On en parle comme de la mort. On sait qu’il existe, mais on n’y croit pas.
Paul : J’voudrais mourir dans tes bras.
Josette : Moi aussi j’aimerais bien mourir dans tes bras.
Paul : Tu crois ce que tu as dit, tout à l’heure ?
Josette : Moi, j’ai rien dit, c’est Jeanne qui a parlé.
Paul : Mais tu étais d’accord avec elle…
Josette : Bien sûr ! Toutes les femmes disent la même chose. Mais ce qu’on dit n’a pas d’importance. Vous accordez trop d’importance aux mots.
Paul : Pas vous ?
Josette : Non ! Nous on est trop occupé.
Paul : À faire marcher le monde…
Josette : À le faire continuer à marcher !
Paul : Et nous ?
Josette : Vous, vous regard… vous regardez ce qu’on fait. Ce sont les hommes qui ont inventé les histoires. Les femmes n’en ont pas besoin.
Paul : Mais c’est toi-même qui as dit que sans histoires on ne pouvait pas aimer.
Josette : Ça c’est l’histoire inévitable, l’histoire de la vie. Je parle des autres histoires. De celles que vous racontez à partir de l’histoire de la vie.
Paul : Tu veux dire qu’on invente notre amour ?
Josette : Non. Vous chantez autour. Vous dansez. C’est beau, c’est nécessaire aussi.
Paul : Et vous qu’est-ce que vous faites autour ?
Josette : On vit !
Paul : Ah, oui…
Matthieu : Tu crois ce que tu as dit tout à l’heure là ? Hein, tu crois ça ?
Jeanne : Mais bien sûr. Ça a pas d’importance. C’est pas ce qu’on dit qui est important, c’est ce qu’on entend. T’as qu’à retenir ce que tu veux, toute façon tu l’auras bientôt oublié… On peut pas se rappeler de tout et puis… on se rappelle jamais les choses comme elles ont été dites. On les répète à… à sa façon à soi. C’est comme ça que les histoires se font.
Matthieu : Qu’est-ce qu’on voit ?
Jeanne : Qu’est-ce que tu veux dire ?
Matthieu : L’homme dans ton lit, là…
Jeanne : Ça c’est la même chose. Tu as vu ce que tu as pensé ensuite. Tu as pas vu ce que j’ai fait.
Matthieu : Et qu’est-ce que tu as fait ?
Jeanne : Ben, ce que je devais faire. Ce qu’il fallait faire.
Matthieu : Hmm… Pour continuer à faire marcher le monde, là…
Jeanne : Oui. Pour continuer à t’aimer.
Matthieu : T’es sûre que c’était pour ça ?
Jeanne : Peut-être pas, mais ça a marché…
Matthieu : T’aurais pu te tromper… Et puis t’aurais pu tomber amoureuse de ce type.
Jeanne : C’est que je me serais pas trompée, mais d’une autre façon. Une femme qui couche avec un homme se trompe jamais…. Et une femme qui aime a toujours raison.
Matthieu : Mais tu m’aimes ?
Jeanne : Ouais, j’t’aime.
Sans dialogue.
Jeanne : Ça va bien ?… Tu vas bien ?… Y’avait pas trop de monde ? (à Matthieu) Ça va ? C’était pas trop long ? (à Lo) C’était bien ? T’as bien dormi ? Oui ? Ça va Matthieu ?
Matthieu : Jeanne…
Jeanne : Ouais ? (à Lo) Mon bébé… (à Matthieu) Pourquoi tu me dis rien ?
Matthieu : Rien…
Jeanne : T’as rien à me dire ?
Matthieu : J’ai été vite, non ?
Jeanne : Ouais. Oh, là, là, ch’uis contente… J’en pouvais plus, moi. Hein ? C’était trop long, j’ai trop attendu.
Sans dialogue.
Sans dialogue.
Le passage que Jeanne et son partenaire de jeu répètent est un extrait de la scène 3 de La Bonne âme du Setchouan de Bertolt Brecht. Cf. Bertolt Brecht, La Bonne âme du Setchouan (1955), trad. fr., Paris, L’Arche, coll. « Scène ouverte », 1990, pp. 43-46. La traduction de cette édition diffère quelque peu de celle interprétée dans Les Baisers de secours.
Le nom n’est pas clair à l’écoute.
Ces répliques en italien sont tirées du livret des Noces de Figaro (I, 4) de Mozart et sont dites par Marceline. Marceline voit Suzanne arriver dans la pièce. Mais contrairement à ce qui a lieu dans l’opéra, son récitatif n’est pas coupé par les apartés de Suzanne. L’intégralité du passage est le suivant :
« Marcelina : Tutto ancora non ho perso:mi resta la speranza. Ma Suzanna si avanza : io vo’ provarmi. Fingiam di non vederla. (tra se, forte) E quella buona perla vorebbe sposarla !
(Tout n’est pas perdu : il me reste de l’espoir. Mais Suzanne vient : essayons... Feignons de ne pas la remarquer... [à part, élevant la voix] Quelle belle perle il voulait épouser !)
Suzanna : Di me favella – (C’est de moi qu’elle parle.)
Marcelina : Ma da Figaro alfine non puo meglio sperarsi : Argent fait tout . (Mais il n’y a rien d'autre à espérer de Figaro : Argent fait tout.)
Suzanna (à part) : (Quelle mauvaise langue. Heureusement qu’on la connaît)
Marcelina : Brava ! Questo è giudizio ! Con quelli occhi modesti, con quell’aria pietosa, e poi … (Bravo ! Bien jugé. Avec ces yeux modestes, avec cet air dévot...)
Suzanna (à part) : (mieux vaut m’en aller...)
Marcellina : Che cara sposa ! (Quelle charmante épousée !). »
Tous nos remerciements à Laurence Schifano pour la retranscription intégrale de ce passage et pour nous en avoir communiqué les références.