L’histoire du mouvement institutionnaliste, depuis sa constitution au lendemain de la Première Guerre mondiale jusqu’à son déclin dans la période postérieure à 1945, est désormais bien documentée grâce, en particulier, aux travaux de Malcolm Rutherford [1997 ; 1999 ; 2000a ; 2000b ; 2001 ; 2003]. Selon lui, on peut situer la naissance de l’institutionnalisme en tant que « mouvement auto-identifié [‘self-identified movement’] »en 1918 et, plus précisément, à la tenue d’une session de l’American Economic Association (AEA) présidée par Walter Stewart, à laquelle contribuèrent notamment John Maurice Clark et Walton Hamilton [Rutherford, 1997, pp. 182-183]. C’est à cette occasion que ce dernier présenta un article intitulé « The Institutional Approach to Economic Theory », dont la publication dans l’American Economic Review, l’année suivante [Hamilton, 1919], fit connaître l’expression « institutional economics » à l’ensemble des économistes américains 2 . Outre la publicité qu’il assura à ce terme qui servit de bannière sous laquelle se rangèrent les économistes institutionnalistes, l’article d’Hamilton [1919] était un véritable manifeste. Il définissait un certain nombre de principes méthodologiques visant à distinguer l’institutionnalisme des autres courants de pensée économiques et, en premier lieu, de l’économie néoclassique, qu’il désignait sous le terme d’« économie de la valeur » 3 .
Durant les années 1920, les économistes institutionnalistes ont réussi à s’assurer une position institutionnelle de première importance dans la science économique américaine, apte à concurrencer une économie néoclassique encore peu unifiée 4 . Ainsi, les travaux de Rutherford conduisent-ils à remettre fortement en cause la représentation courante de l’état de la discipline économique aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres, celle d’une « orthodoxie » néoclassique dominante, contestée à la marge par une « hétérodoxie » institutionnaliste à l’influence limitée. Comme il le souligne, « il est important de se souvenir que les principaux institutionnalistes ont publié dans des revues majeures, occupé des postes dans des facultés de premier plan, qu’ils ont œuvré à la création d’institutions pour la recherche et la formation en sciences sociales, qu’ils étaient fortement impliqués dans l’élaboration de la politique économique et qu’ils ont donné des présidents à l’AEA » 5 [Rutherford, 1997, p. 180]. En particulier, il est désormais avéré que les économistes institutionnalistes ont joué un rôle déterminant dans la définition et la mise en œuvre du New Deal, durant le premier mandat du Président Franklin D. Roosevelt [Barber, 1994 ; Guéry, 2001].
Selon Rutherford [2000b, pp. 278-284], les économistes les plus actifs dans la formation du mouvement institutionnaliste furent Walton Hamilton, John Maurice Clark et Wesley Clair Mitchell. Ces trois principaux acteurs, comme la plupart des autres économistes impliqués dans celle-ci, ont été fortement marqués par la pensée de Veblen. Aussi, bien qu’il contribuât peu à la constitution du mouvement lui-même et qu’il ne se revendiquât jamais comme un « institutional economist » dans ses écrits publiés, Veblen fut celui qui influença le plus profondément et le plus durablement l’institutionnalisme 6 . Ainsi, lorsque Hamilton [1919] s’emploie à définir les principes méthodologiques de l’« économie institutionnelle », c’est à Veblen notamment qu’il se réfère. De fait, l’influence de celui-ci transparaît clairement dans nombre de ces principes : l’affirmation selon laquelle le principal objet d’étude de la théorie économique doit être les « institutions », la nécessité d’appréhender les phénomènes économiques comme un « processus », c’est-à-dire de façon « dynamique », l’exigence, partant, de recourir à une méthode d’analyse « génétique » 7 et enfin celle de fonder l’économie sur « une théorie acceptable des comportements humains », c’est-à-dire conforme aux « conclusions de la psychologie sociale moderne », ce qui implique pour Hamilton, comme pour Veblen, de rejeter les hypothèses comportementales de l’économie néoclassique.
Néanmoins, même si les artisans de la constitution du mouvement institutionnaliste partageaient beaucoup des conceptions de Veblen, il serait erroné de les considérer comme de simples épigones. En effet, ils n’hésitaient pas à le critiquer, lui reprochant notamment son manque de rigueur dans son investigation empirique [Rutherford, 1999, pp. 227-229]. Selon eux, si Veblen avait formulé nombre d’idées perspicaces, en particulier dans sa critique de l’économie néoclassique, son traitement des faits n’était pas à la hauteur de ce qu’ils considéraient être les exigences de la science. Ainsi, Wesley Clair Mitchell [1936, pp. 297-298], dont on sait les efforts qu’il déploya pour développer les méthodes d’analyse quantitative des données en économie 8 , affirmait que Veblen était par trop enclin à « négliger les promesses de la statistique ». Il allait d’ailleurs jusqu’à affirmer que, « de ce point de vue au moins, sa pratique ressemblait à celle des économistes les plus orthodoxes ». En outre, Mitchell reprochait à Veblen d’avoir formulé beaucoup d’énoncés très généraux et, de fait, irréfutables. Il affirme ainsi que « nombre de ses propositions ne sont pas de celles qui peuvent être testées objectivement avec les moyens disponibles actuellement. Son travail, pris comme un tout, est comme celui de Darwin – un système spéculatif unissant un vaste champ d’observations en un ensemble très organisé, certes extraordinairement stimulant à la fois pour le profane et le chercheur, mais qui reste dans l’attente de sa validation définitive sur la base d’investigations plus poussées et plus cadrées » [Mitchell, 1936, p. 302].
Cette critique à demi-mot doit être comprise comme l’expression d’un changement significatif dans l’objet d’étude des fondateurs du mouvement institutionnaliste par rapport à Veblen. En effet, là où celui-ci s’attachait à théoriser le changement institutionnel dans l’histoire longue de l’évolution des sociétés, ces auteurs recentrent leur champ d’investigation sur l’analyse des institutions économiques qui leur sont contemporaines 9 . Comme l’affirme très justement Gaëtan Pirou, dès 1934-1935, « les successeurs de Veblen, s’ils suivent d’une manière générale son orientation, prennent des voies moins aventureuses et plus techniques ; ils ont relégué à l’arrière-plan, parfois même ils ont complètement abandonné, les thèses générales de Veblen sur l’évolution des sociétés, et ils se sont cantonnés de préférence, dans l’analyse réaliste du mécanisme économique actuel, de ses fluctuations et des perspectives d’avenir très proche » [Pirou, 1946, p. 87]. Le monumental ouvrage collectif de Willard E. Atkins & alii [1931], intitulé Economic Behavior : An Institutional Approach, en est l’une des illustrations les plus caractéristiques, qui aborde successivement une cinquantaine de questions regroupées en six thèmes : « les fondements pécuniaires de la société industrielle », « les fonds et leurs usages », « les pratiques de marché », « le rôle des consommateurs », « le rôle des travailleurs » et « le changement et le contrôle ».
En définitive, comme le résume Rutherford [1997, p. 186], « l’institutionnalisme, tel qu’il a existé dans la période de l’entre-deux-guerres, n’était pas un veblenisme ». Pour autant, il n’en demeure pas moins que Veblen a été à la fois une source d’inspiration essentielle et une figure de référence commune à tous les fondateurs du mouvement institutionnaliste. Comme l’affirme un témoin de l’époque, Paul T. Homan [1933, p. 152], « il [Veblen] a rendu l’hétérodoxie économique plus forte, et en même temps moins coupable. […] Cette situation s’est si bien répandue aux États-Unis, en vérité, qu’il est presque devenu orthodoxe d’être hétérodoxe ». La pensée de Veblen a donc joué un rôle significatif sur l’orientation de la science économique dans l’entre-deux-guerres. Cependant, cette influence est, pour l’essentiel, demeurée circonscrite aux États-Unis. En effet, Veblen et le mouvement institutionnaliste n’ont, au moins durant cette période, guère fait d’émules hors des frontières états-uniennes. Certes, certains européens s’y sont intéressés et se sont employés à diffuser les thèses de Veblen dans leur propre pays. C’est notamment le cas en France de l’économiste Gaëtan Pirou, à travers le séminaire qu’il a animé à l’École Pratique des Hautes Études entre 1928 et 1938 [Cot, 2000], et des sociologues de l’école durkheimienne, Maurice Halbwachs et François Simiand [Gislain & Steiner, 1999]. C’est également le cas du britannique John Hobson qui consacra un ouvrage à Veblen [Hobson, 1936]. Toutefois, les initiatives de ces auteurs furent relativement isolées et ne suffirent pas, quoi qu’il en soit, à donner naissance à un « institutionnalisme européen » sur le modèle du mouvement américain.
Dès 1916, Robert Hoxie, un ancien étudiant de Veblen, s’affirmait comme un « institutional economist ». L’utilisation de l’expression « institutional economics » semble donc s’être développée de façon orale entre 1916 et 1918. Les termes « institutionalism » et « institutionalist » sont apparus un peu plus tardivement. Toutefois, dès 1930, leur usage est courant [Rutherford, 2000a, p. 292 ; 2000b, pp. 278-279n.].
Parmi les travaux caractéristiques de l’« économie de la valeur », Hamilton [1919, pp. 289-290] cite notamment Positive Theorie des Kapitales (1889) d’Eugen von Böhm-Bawerk et The Distribution of Wealth (1899) de John Bates Clark (le père de John Maurice). Plus généralement, il identifie principalement l’économie néoclassique aux « théoriciens autrichiens et américains de l’utilité » [Hamilton, 1919, pp. 297-298].
Le recueil de textes publiés par Rexford Tugwell en 1924, intitulé The Trend of Economics [Tugwell, 1924a], contient déjà nombre d’articles s’inscrivant dans la perspective de l’« approche institutionnelle de la théorie économique » définie par Hamilton [1919] (voir notamment Mitchell [1924], Mills [1924], Clark [1924], Copeland [1924] et Tugwell [1924b]).
Parmi ceux-ci, on trouve notamment John Rogers Commons en 1917, Wesley Clair Mitchell en 1924 et John Maurice Clark en 1935. La présidence de l’American Economic Association a été proposée à Veblen en 1924, qui l’a refusée [Dorfman, 1934, pp. 491-492], malgré la pétition signée en sa faveur (la liste des signataires est reproduite par Dorfman [1973, pp. 667-674]).
Bien que le poids de John Rogers Commons dans l’histoire du mouvement institutionnaliste fût aussi très important, son influence fut plus tardive, dans la mesure où il ne fut reconnu comme un économiste institutionnaliste qu’après la publication de The Legal Foundations of Capitalism en 1924 [Rutherford, 2000a, p. 293].
Veblen caractérisait lui-même sa méthode de traitement des faits économiques de « génétique ». Pour éviter tout malentendu, indiquons dès à présent que l’utilisation de cet adjectif n’implique aucune forme de réductionnisme biologique.
Rappelons qu’il fut l’un des principaux fondateurs du National Bureau of Economic Research (NBER).
Mitchell [1910a] a tenté, dans ses premiers travaux, de poursuivre le projet de Veblen avant d’y renoncer [Rutherford, 1996].