1.2. Du « consensus keynésien » à l’hégémonie de l’économie standard d’inspiration néoclassique : la marginalisation de la pensée veblenienne

Le poids de l’institutionnalisme dans la science économique américaine a commencé à décliner de façon significative au cours des années 1950, même si nombre des facteurs de cette perte d’influence sont apparus dès l’entre-deux-guerres. Le déclin du mouvement institutionnaliste est le produit d’une conjugaison de causes, dont certaines lui sont directement imputables, alors que d’autres lui sont extérieures [Rutherford, 1997, pp. 186-191 ; 2000a, pp. 298-301 ; 2001, p. 182-185 ; Hodgson, 2004a, pp. 379-395]. Dès le milieu des années 1920, les psychologues ont largement abandonné la théorie des instincts et des habitudes sur laquelle les institutionnalistes avaient fondé leur critique des hypothèses comportementales de l’économie néoclassique. Les thèses béhavioristes qui se sont imposées dans le champ de la psychologie étaient mal adaptées au développement d’une théorie des comportements humains susceptible de constituer une solution de remplacement pertinente à l’hypothèse de rationalité néoclassique en économie. Nombre d’économistes institutionnalistes se sont alors cantonnés à l’élaboration de travaux strictement empiriques, de plus en plus éloignés du projet théorique de Veblen. Par ailleurs, les critiques nourries à l’encontre des premières mesures du New Deal et, en premier lieu, la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par la Cours suprême à l’encontre de l’« Agricultural Adjustment Act » et du « National Industrial Recovery Act » ont entamé l’influence des institutionnalistes dans le champ politique [Barber, 1994 ; Guéry, 2001].

Or, parallèlement, des transformations majeures se sont produites dans la science économique. D’une part, la publication par John Maynard Keynes de The General Theory of Employment, Interest and Money, en 1936, a ouvert de nouvelles perspectives aux économistes tant du point de vue de la théorie que de la conduite de la politique économique. Ainsi, « à de nombreux égards, l’économie keynésienne a repris le rôle de la ‘nouvelle’ science économique stimulante qu’avait joué l’institutionnalisme au début des années 1920 » [Rutherford, 2001, p. 183]. D’autre part, la science économique a opéré, dans les années 1950, sa « révolution formaliste » qui donnait « une nouvelle priorité à l’élégance technique dans la modélisation mathématique » [Blaug, 1999b, p. 274]. Ces deux événements ont profondément marqué l’évolution de la science économique dans la deuxième moitié du XXe siècle 10 . Toutefois, les effets de la « révolution formaliste » furent plus durables que ceux de la « révolution keynésienne ». En effet, le « consensus keynésien » en macroéconomie a cédé, durant les années 1970, sous les assauts du monétarisme emmené par Milton Friedman. Le formalisme mathématique demeure, en revanche, la principale caractéristique de l’économie standard contemporaine d’inspiration néoclassique.

Notons, à cet égard, que la question des caractéristiques distinctives de l’économie standard actuelle et de ses liens avec l’économie néoclassique originelle a récemment fait l’objet de débats importants. À cette occasion, certains auteurs ont défendu la thèse selon laquelle la première aurait rompu avec les attributs essentiels de la seconde (voir notamment Colander [2000]). Mark Blaug [1999b, p. 276], qui partage cette opinion, affirme ainsi que « si Jevons et Walras étaient vivants aujourd’hui, ils seraient stupéfaits de découvrir que les mathématiques ne sont pas seulement devenues le langage courant des économistes mais qu’elles ont pratiquement transformé l’ensemble de l’économie en une branche des mathématiques appliquées ». Néanmoins, le formalisme n’est pas étranger au contenu des théories elles-mêmes, notamment quant à la nature des hypothèses retenues par les théoriciens. Or, de ce point de vue, l’exigence formelle de l’économie standard constitue un puissant facteur d’inertie [Dow 2000, pp. 160-161, 165-166]. Ainsi, un certain nombre d’auteurs ont souligné l’existence d’importants éléments de continuité entre l’économie néoclassique du début du XXe siècle et l’« orthodoxie » contemporaine (voir, par exemple, Nelson [1995, pp. 67-68] et Argyrous & Sethi [1996]). Comme le suggère Geoffrey M. Hodgson [2000], la continuité de l’économie « orthodoxe » avec le néoclassicisme se situe plus particulièrement dans sa propension à considérer « l’individu comme donné », c’est-à-dire comme n’étant pas « socialement et institutionnellement constitué ».

Dès lors, on peut s’interroger sur la façon dont les économistes de la seconde moitié du XXe siècle ont considéré les thèses de Veblen. En suivant de nouveau Hodgson [1998c], on peut admettre que la pensée veblenienne a suscité principalement trois sortes de réactions différentes durant cette période. La plus courante a tout simplement consisté à la négliger. Une deuxième réaction a été celle de l’hostilité affirmée. La critique la plus fréquemment formulée à l’encontre de Veblen et, plus généralement, des économistes institutionnalistes est celle selon laquelle ils auraient perpétué les erreurs de l’historisme allemand, en sacrifiant la théorie à la description. C’est ce que suggérait Joseph Schumpeter [1954, p. 222n.], lorsqu’il déclarait que la critique veblenienne des économistes marginalistes était un « exemple parfait » des « critiques à mentalité d’historiens ou de sociologues [qui] ne comprenaient [pas] ce dont parlaient ces économistes théoriciens ». C’est également ce qu’affirmaient, de façon beaucoup plus radicale, des économistes comme Friedrich von Hayek et Lionel Robbins (cf. infra chap. 4, 1.2.). Plus récemment, Mark Blaug [1999a, p. 902] formulait cette même critique en soutenant que « [Veblen] laisse continuellement entendre qu’une description constitue une théorie, ou même, pire, que plus la description est pénétrante, meilleure est la théorie ». Enfin, une troisième réaction a consisté en l’affirmation selon laquelle l’économie standard aurait intégré les principaux apports de la pensée veblenienne. Son ambiguïté tient évidemment dans la question de savoir ce qui constitue les principaux apports de Veblen, qui auraient mérité d’être conservés, et ceux qui n’en étaient pas dignes.

Contrairement aux deux premières, cette troisième réaction pourrait laisser à penser que Veblen a effectivement pesé sur l’orientation de la science économique dans la seconde moitié du XXe siècle. C’est ce que soutient notamment Syamal K. Ghosh [1984, p. 241] qui affirme que « dans l’ensemble, les idées de Veblen ont influencé le cours de notre pensée de façon très nette ». Cependant, les arguments par lesquels il justifie cette assertion ne nous semblent pas convaincants. En premier lieu, Ghosh souligne l’importance que John Maynard Keynes accordait aux institutions dans son analyse des facteurs déterminant les comportements de consommation et suggère que l’influence de Veblen n’était pas étrangère à cette conception. À supposer qu’il soit exact, cet argument ne suffit pas à prouver que Veblen a influé de façon significative sur le cours de la science économique dans la seconde moitié du XXe siècle. En effet, la reconnaissance par Keynes du rôle des institutions dans le déroulement des activités économiques est loin d’être l’aspect le plus marquant du keynésianisme d’après-guerre. Comme le rappelle Gregory Mankiw [1990], le consensus keynésien qui a caractérisé la macroéconomie jusqu’au début des années 1970 était principalement fondé sur le modèle IS/LM, issu de l’interprétation que John R. Hicks avait livrée en 1937 de la Théorie générale de Keynes. Or, la lecture hicksienne ne donnait qu’une représentation très partielle de l’œuvre de Keynes. Hicks lui-même en reconnut d’ailleurs les limites lorsqu’il écrivit en 1976 : « [le diagramme IS/LM] réduit la Théorie générale à une analyse économique ; il n’est pas réellement inséré dans le temps » [Hicks, cité par Heilbroner & Milberg, 1995, p. 82]. Le consensus qui régna dans la macroéconomie durant les années 1950 et 1960 reposait donc sur une interprétation spécifique de la pensée keynésienne, dans laquelle l’histoire et, partant, les institutions n’avaient pas leur place. Autrement dit, quand bien même Veblen aurait effectivement influencé Keynes, on ne peut en déduire qu’il a réellement pesé sur la « macroéconomie keynésienne » d’après-guerre.

Par ailleurs, Ghosh [1984, pp. 241-242] avance l’idée selon laquelle Veblen aurait inspiré, à des degrés divers, l’hypothèse du revenu relatif de James S. Duesenberry, celle du cycle de vie de Albert Ando et Franco Modigliani et celle du revenu permanent de Milton Friedman. La théorie de la consommation élaborée par Duesenberry [1949] repose effectivement sur deux idées vebleniennes : d’une part, celle de l’irréversibilité des modèles de consommation, ou « effet cliquet », selon laquelle la consommation présente dépend des comportements de consommation passés et, d’autre part, celle de l’émulation dans la consommation ostentatoire, selon laquelle la consommation d’un ménage dépend des modèles de consommation des autres agents économiques. L’influence de Veblen sur la théorie de Duesenberry est d’ailleurs assumée par celui-ci qui le cite au début de son ouvrage Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior [Duesenberry, 1949, pp. 14-15]. Toutefois, elle ne doit pas être surestimée. Selon lui, « Veblen et Knight ont, tous deux, réellement contribué à notre compréhension des problèmes relatifs au comportement du consommateur. Cependant, parce que leur intérêt résidait dans d’autres domaines, ils n’ont pas essayé de développer une théorie analytique positive de la consommation […]. Le caractère négatif de leurs commentaires sur la théorie ‘orthodoxe’ de la demande explique, en grande partie, leur manque d’influence sur celle-ci. La plupart des gens préféreraient une mauvaise théorie que pas de théorie du tout » [Duesenberry, 1949, p. 15]. Quant à l’argument avancé par Ghosh pour justifier l’idée que Veblen aurait influencé l’hypothèse du cycle de vie et celle du revenu permanent, il nous semble particulièrement faible. En effet, il repose simplement sur le fait que ces deux hypothèses sont liées à une structure institutionnelle particulière : elles ne sont pertinentes que sous l’institution de la propriété privée puisqu’elles supposent que « l’individu connaisse, accepte et ait confiance en ses droits au revenu » [Ghosh, 1984, p. 242].

Il est intéressant de relever que toute l’argumentation de Ghosh [1984] est cantonnée dans le champ de la théorie de la consommation. Ce point mérite d’être souligné car s’il est un domaine où certaines idées vebleniennes ont effectivement été intégrées dans le corpus théorique de l’économie standard, c’est celui de l’analyse des comportements du consommateur. Comme le rappelle Canterbery [1998], c’est par la théorie de la demande, à travers les dits « effets Veblen », que celui-ci a principalement investi l’économie « orthodoxe ». Deux articles témoignent plus particulièrement de cette reconnaissance par les économistes « standard » de l’apport de Veblen à l’analyse des comportements du consommateur, celui de Harvey Leibenstein [1950] et celui de Bagwell & Bernheim [1994]. Leibenstein [1950, p. 54] définit « l’effet Veblen » comme une situation dans laquelle « la demande pour un bien de consommation est accrue parce qu’il porte un prix plus élevé plutôt qu’un prix plus bas ». Bagwell & Bernheim [1994, p. 350] considèrent, quant à eux, que « dans une théorie de la consommation ostentatoire fidèle à l’analyse de Veblen, l’utilité devrait être définie sur la consommation et le statut, plutôt que sur la consommation et les prix ». Dès lors, ces deux auteurs développent un modèle de signalement typique de la microéconomie contemporaine, dont l’objet est d’identifier « les conditions dans lesquelles des effets Veblen, définis comme une disposition à payer un prix plus élevé pour un bien fonctionnellement équivalent, résultent du désir de signaler la richesse ».

Pour importants que soient ces travaux, ils ne suffisent pas à justifier l’idée que Veblen aurait exercé une influence significative sur l’évolution de la science économique dans la seconde moitié du XXe siècle. Non seulement sa pensée déborde de beaucoup le champ de la consommation, mais il serait faux d’affirmer que la reconnaissance des « effets Veblen » a profondément transformé la théorie microéconomique du consommateur. Le plus souvent, ces effets sont considérés comme des exceptions au cas général de la théorie [Blaug, 1999a, pp. 429, 446]. Leur existence est certes reconnue, mais pas au point de modifier substantiellement la théorie du consommateur. De façon générale, les économistes standard contemporains n’ont pas répondu aux principales critiques que Veblen formulait à l’encontre de l’économie néoclassique originelle [Argyrous & Sethi, 1996 ; Brette, 2004].

Notes
10.

Les deux événements se situant sur des plans différents, leurs effets ont pu se combiner. Le célèbre modèle IS/LM en est la meilleure illustration. De fait, comme le note Sheila C. Dow [2000, p. 165], « la synthèse néoclassique a été un triomphe du formalisme mathématique ».