1.3. La place de Veblen dans le renouveau de la problématique des institutions

Les années 1970 ont vu une certaine réhabilitation de la problématique des institutions dans le champ de la science économique, d’où elle avait été presque totalement bannie durant les deux précédentes décennies. Depuis lors, se sont développés nombre de travaux relatifs aux coûts de transaction, aux organisations, aux droits de propriété, aux structures de gouvernance, et autres, autour d’auteurs tels que Ronald Coase, Oliver Williamson, Andrew Schotter ou Richard Langlois. Toutefois, les acteurs de cette « Nouvelle Économie Institutionnelle [‘New Institutional Economics’] » ont, pour l’essentiel, beaucoup plus emprunté à l’économie standard d’inspiration néoclassique qu’à l’« institutionnalisme historique [‘Old Institutional Economics’] » [Dutraive, 1993b ; Pasinetti, 1994 ; Rutherford, 2001, pp. 185-187]. En particulier, comme le souligne Hodgson [2000, p. 325], ces auteurs adhèrent, le plus souvent, à la représentation de l’être humain caractéristique de l’économie néoclassique originelle et de l’économie standard contemporaine, selon laquelle l’individu n’est pas « socialement et institutionnellement constitué ».

Les tenants de la « Nouvelle Économie Institutionnelle » ont généralement reproduit la critique courante des économistes « orthodoxes », selon laquelle les fondateurs de l’institutionnalisme auraient rejeté toute forme de théorisation des phénomènes économiques [Dutraive, 1993b, p. 90 ; Hodgson, 1998c, p. 398]. En s’arc-boutant ainsi sur une position « anti-théorique », ils auraient, au mieux, réussi à amasser d’honnêtes travaux descriptifs. L’introduction à l’ouvrage de Langlois [1986], Economics as a Process : Essays in the New Institutional Economics, illustre bien ce rapport de la « Nouvelle Économie Institutionnelle » à l’institutionnalisme historique. Ainsi, après avoir déclaré que le principal trait distinctif de celui-ci était son opposition à l’économie néoclassique, l’auteur affirme que « le problème de l’école historique [allemande] et de beaucoup des premiers institutionnalistes est qu’ils désiraient une économie avec des institutions, mais sans théorie » [Langlois, 1986, p. 5]. Si Williamson a, dans une certaine mesure, affranchi Commons de cette critique [Hodgson, 2004a, pp. 285-286], la pensée de Veblen n’a, en revanche, pas véritablement suscité d’intérêt au sein de la « Nouvelle Économie Institutionnelle ».

Pour autant, « malgré leurs motivations et leurs sources différentes, de nombreux développements de l’économie contemporaine se sont trouvés, d’une façon ou d’une autre, à traiter de sujets qui avaient constitué une partie de la tradition institutionnaliste historique [‘older institutionalist tradition’] » [Rutherford, 2001, p. 186]. Aussi le développement de cet « institutionnalisme fondu dans le moule néoclassique » [Pasinetti, 1994] a-t-il eu l’effet paradoxal de redonner une certaine vigueur à l’institutionnalisme historique. En effet, avec le regain d’intérêt qu’a connu la problématique des institutions, les références à l’institutionnalisme originel se sont faites plus fréquentes, ne serait-ce que par la volonté des artisans de la « Nouvelle Économie Institutionnelle » de s’en distinguer.

Malgré la marginalisation du mouvement institutionnaliste historique à partir des années 1950, une certaine tradition de pensée s’en revendiquant a perduré dans la science économique. Elle a notamment été entretenue par quelques figures influentes, telles que Gunnar Myrdal, John Kenneth Galbraith et surtout Clarence E. Ayres à l’Université du Texas, entre 1930 et 1968, et son élève John Fagg Foster à l’Université de Denver, entre 1946 et 1976.

Tel qu’il se présente aujourd’hui, l’institutionnalisme historique présente tous les attributs d’une « école de pensée hétérodoxe » au sens de Roger Backhouse [2000]. Premièrement, il satisfait au critère d’« auto-identification », au sens où ses membres revendiquent leur appartenance à cette « école de pensée ». Deuxièmement, il remplit le critère « sociologique », dans la mesure où il dispose d’associations et de revues distinctes. À cet égard, les deux principales organisations sur lesquelles il s’appuie sont l’Association For Evolutionary Economics (AFEE), fondée en 1965, qui édite le Journal of Economic Issues, et l’Association For Institutional Thought (AFIT) créée en 1979. Troisièmement, l’institutionnalisme historique sous sa forme actuelle satisfait au critère des « postulats essentiels [‘core assumptions’] », selon lequel les membres d’une « école de pensée hétérodoxe » doivent partager un certain nombre de « croyances essentielles sur l’économie », lesquelles leur sont spécifiques et « sont reflétées dans le caractère original de leurs théories et de leur théorisation » [Backhouse, 2000, p. 149].

Contrairement aux économistes de la « Nouvelle Économie Institutionnelle », les tenants de cette forme contemporaine de l’institutionnalisme historique revendiquent le plus souvent l’héritage intellectuel de Veblen. Toutefois, l’interprétation qu’ils donnent généralement de sa pensée diffère, à certains égards, de celle que nous soutiendrons dans notre travail.