Le rapide survol de la pensée économique du XXe siècle que nous venons d’effectuer nous a conduit à montrer que si les thèses de Veblen ont pesé de façon relativement importante sur la science économique américaine de l’entre-deux-guerres, leur influence s’est considérablement réduite à partir des années 1950, avec le déclin du mouvement institutionnaliste. Certes, le renouveau de la problématique des institutions dans la science économique, depuis les années 1970, a réhabilité le principal objet d’étude de l’économie veblenienne. Néanmoins, cette évolution ne s’est pas traduite par un regain d’intérêt significatif pour les thèses de Veblen. Seule une frange d’économistes persistent à s’y intéresser, généralement dans la continuité de l’héritage transmis par Clarence E. Ayres et son élève, John Fagg Foster.
Dès lors, on peut s’interroger sur l’intérêt de consacrer aujourd’hui une thèse à cet auteur. Une raison pourrait être de chercher à améliorer notre compréhension des rapports entre la pensée de l’auteur, sa vie et son contexte historique. Cette perspective n’est pas celle que nous avons adoptée. En particulier, nous n’avons nullement l’ambition de contribuer à la connaissance biographique de Veblen. Les efforts en ce sens sont relativement nombreux dans la littérature récente, qui visent en particulier à contester la représentation que Joseph Dorfman [1934] en avait donnée dans son célèbre Thorstein Veblen and his America 11 . Pour notre part, nous ne nous intéresserons à des considérations biographiques et au contexte historique de l’auteur uniquement lorsqu’ils nous permettront de situer certaines de ses influences intellectuelles.
Une autre raison de se pencher sur l’œuvre de Veblen pourrait être de comprendre sa place dans l’institutionnalisme originel, en vue de mieux saisir les spécificités de ce mouvement tel qu’il se constitue durant l’entre-deux-guerres, aux États-Unis. Il faudrait alors s’interroger sur l’unité de l’institutionnalisme historique, ce qui supposerait de comparer la pensée de Veblen à celle d’autres figures du mouvement, telles que Commons. Une comparaison entre ces deux auteurs a déjà été entreprise dans deux thèses françaises de doctorat, celle de Véronique Dutraive [1993a] et celle de Philippe Broda [1995]. C’est une approche transversale qu’a également adoptée Jérôme Maucourant dans sa thèse sur La monnaie dans la pensée institutionnaliste, dans laquelle il s’emploie à comparer les conceptions monétaires de Veblen, Mitchell, Commons et Karl Polanyi 12 .
Notre propre travail sera centré sur la pensée de Veblen, même si nous nous intéresserons tout au long de notre étude et plus encore dans sa dernière partie, aux conceptions d’économistes institutionnalistes de la seconde moitié du XXe siècle, notamment celles de Clarence E. Ayres et de ses disciples. De fait, si notre objet d’étude est ancien, c’est-à-dire les textes que Veblen a publiés entre 1884 et 1925, nos préoccupations ne sont pas uniquement historiques mais contemporaines, en tant qu’elles visent à montrer l’intérêt d’un retour à l’économie « évolutionniste » de notre auteur, pour l’avenir de l’institutionnalisme historique. En effet, nous en viendrons à montrer que si la plupart des institutionnalistes contemporains se revendiquent de l’héritage intellectuel de Veblen, nombre d’entre eux ont de facto abandonné son projet d’élaboration d’une science économique « évolutionniste », dans la continuité de la pensée d’Ayres.
L’essentiel de notre travail consistera à proposer une reconstruction du système théorique de Veblen, à en montrer l’intérêt et, le cas échéant, les limites. Selon nous, le peu de considération que notre auteur a suscité parmi les économistes depuis les années 1950 ne préjuge en rien de son apport à la compréhension des phénomènes économiques ; cette marginalisation doit d’abord être analysée sur le terrain institutionnel de l’évolution de la science économique 13 . La nécessité de reconstruire le système théorique de Veblen se justifie par l’objectif de donner une représentation structurée de sa pensée, susceptible d’être mobilisée à des fins d’analyse économique contemporaine. En effet, non seulement notre auteur n’a pas laissé de représentation systématique de ses idées, mais il a exprimé celles-ci dans un langage qui, quoique séduisant, n’en est pas moins souvent abscons. Notre travail procèdera donc, pour partie, d’une « lecture a-chronique » au sens de Pierre Dockès & Jean-Michel Servet [1992, p. 355], visant à rendre les textes de Veblen « plus ‘lisibles’ » et, partant, plus attractifs pour les économistes contemporains.
Nous nous attacherons scrupuleusement à toujours justifier l’interprétation que nous donnerons de la pensée de Veblen par des « preuves textuelles ». Pour autant, il serait illusoire de prétendre exhumer la « vraie » pensée de l’auteur. Comme l’affirment Dockès & Servet [1992, p. 343], « le travail de l’historien de la pensée économique ne peut purement et simplement restituer ce que les anciens économistes ont ‘réellement’ dit, ni ce qu’ils auraient voulu ou pu dire et il ne peut a fortiori inventer ce qu’ils auraient dit de notre temps. Mais il est possible de faire de cette faiblesse une force. L’historien n’est pas coupé de la création de son temps et l’histoire de la pensée économique qu’il pratique est une mise en perspective à partir du présent, d’où un renouvellement incessant de la lecture des textes anciens. Le passé se trouve sans cesse réactivé par nos lectures successives ». Nous assumons pleinement la nature interprétative de notre lecture de Veblen et ce d’autant plus que notre démarche reconstructive nous impose d’opérer des choix parmi les composantes de son œuvre, entre celles que nous mettrons en avant dans notre représentation de sa pensée et celles auxquelles nous accorderons une moindre importance.
Notre étude procèdera en quatre temps. Nous nous attacherons, dans une première partie, à rendre compte des conceptions de Veblen sur la connaissance en général et sur la science en particulier. Contrairement aux lectures dichotomiques de sa théorie de la connaissance, nous soutiendrons que notre auteur distingue trois types de savoir irréductibles les uns aux autres. En outre, nous montrerons que sa conception de la science comme connaissance désintéressée emprunte à la fois à la philosophie d’Emmanuel Kant, au pragmatisme philosophique de Charles Sanders Peirce et à la pensée de Charles Darwin. Nous affirmerons, en revanche, que l’épistémologie veblenienne est incompatible avec l’instrumentalisme de John Dewey, un autre philosophe pragmatiste, dont Clarence E. Ayres s’est fortement inspiré.
Notre deuxième partie aura pour objectif de caractériser le projet scientifique de Veblen, visant à l’élaboration d’une économie « évolutionniste » ou « post-darwinienne ». C’est dans cette perspective que nous considérerons la lecture qu’il a donnée de la pensée économique classique et marginaliste. Ainsi, les critiques que Veblen a adressées aux économistes marginalistes nous permettront d’entrevoir, en négatif, certaines des caractéristiques de sa méthode « génétique » d’analyse des faits économiques. Par ailleurs, son interprétation de la pensée marxienne, des écoles historiques allemandes et de l’évolutionnisme spencérien nous permettra de préciser sa conception du processus d’évolution institutionnelle des sociétés.
Nous proposerons, dans une troisième partie, une analyse des deux composantes de la théorie veblenienne des comportements humains, que sont les instincts et les habitudes. Tel que le conçoit notre auteur, l’instinct est un concept complexe, en ce qu’il peut être appréhendé à différents niveaux (psychologique, biologique et culturel) qui, quoique cohérents entre eux, sont irréductibles les uns aux autres. Quant aux habitudes, Veblen les définit comme des propensionsacquisesà se comporter d’une certaine façon dans certaines circonstances. Non seulement les instincts et les habitudes ne s’opposent pas aux comportements délibérés de l’être humain, mais ils sont, selon notre auteur, indispensables à l’exercice de l’intelligence humaine. Par ailleurs, le concept d’habitude est consubstantiel à la notion veblenienne d’institution. En effet, Veblen définit celle-ci comme une habitude de pensée socialement partagée dans une société et à une époque données. Les institutions ont différentes propriétés, dont celle de former un système, un « complexe culturel » comme il le désigne parfois, qui exerce un « contrôle social » multiforme dans quelque société que ce soit. Dès lors, l’analyse veblenienne du changement institutionnel vise à théoriser les transformations du « complexe culturel » des sociétés au cours du temps.
Comme nous le montrerons dans la quatrième partie de notre travail, l’analyse que Veblen a produite des mutations institutionnelles qui surviennent dans une société peut être interprétée en termes d’« émergence », au sens contemporain de cette notion. Plus précisément, notre auteur a développé une analyse endogène du changement institutionnel, dans laquelle celui-ci apparaît comme un effet émergent des interactions dynamiques entre les instincts, les institutions et les conditions matérielles et techniques. Par ailleurs, nous soutiendrons que cette conception du changement n’est pas incompatible avec le fait que des actions délibérées, qu’elles soient individuelles ou collectives, influent sur l’évolution institutionnelle d’une société, même si Veblen a lui-même accordé insuffisamment d’attention au rôle de telles actions dans sa propre analyse. Enfin, nous montrerons qu’en substituant la notion de « progrès » à celle de « changement », Clarence E. Ayres a substantiellement rompu avec le projet scientifique de Veblen. En affirmant que la seule finalité de la science était normative, Ayres a sacrifié la formulation de jugements de fait à l’affirmation de ses jugements de valeur. En outre, dans la mesure où il est l’économiste qui a exercé la plus forte influence sur l’orientation du mouvement institutionnaliste d’après-guerre, la pensée ayresienne a fortement entravé, jusqu’à nos jours, la poursuite du projet veblenien d’élaboration d’une science économique « évolutionniste ».
Voir, à cet égard, les chapitres 1 et 2 de l’ouvrage d’Edgell [2001] et les articles publiés dans The International Journal of Politics, Culture and Society [Bartley & Bartley, 1997, 1999, 2000, 2002 ; Tilman, 2002c ; Mestrovic, 2002].
À notre connaissance, seules trois autres thèses portant, de façon significative, sur la pensée de Veblen ont été soutenues en France, celle de William Jaffé [1924], celle d’Annie Vinokur [1968] et celle de Joël Jalladeau [1971]. Pour ce qui est des thèses relatives à d’autres fondateurs de l’institutionnalisme, il faut notamment mentionner celle de Laure Bazzoli [1994] sur John Rogers Commons (voir également l’ouvrage qui en a été tiré [Bazzoli, 1999]).
Partant de la thèse selon laquelle « la science est conditionnée socialement », Mäki [1993] tente d’expliquer la persistance d’un ordre hiérarchisé de courants de pensée économiques : l’économie néoclassique (position supérieure), la « Nouvelle Économie Institutionnelle » (position médiane) et l’institutionnalisme historique (position inférieure). À cette fin, il mobilise à la fois des explications fondées sur la poursuite, par les scientifiques, de buts sociaux (en particulier la crédibilité), des théories de la persuasion dans la perspective de la rhétorique scientifique et, enfin, des travaux sociologiques relatifs aux déterminants sociaux des croyances des scientifiques.