3. Avant-propos terminologique

Interpréter la pensée d’un auteur conduit nécessairement à s’interroger sur le sens qu’il donne aux termes qu’il utilise. Cette exigence est d’autant plus forte dans le cas de Veblen que, comme le soulignait déjà Paul T. Homan [1933, p. 90], « il est parfois difficile d’extraire de sa curieuse rhétorique le véritable sens de ce qu’il veut dire. Il est […] enclin à se servir des mots et des phrases dans un sens très éloigné du sens ordinaire ». En outre, la nécessité de s’interroger sur la signification précise des termes employés par Veblen est d’autant plus impérieuse que nous avons pris le parti de traduire en français la totalité de ses citations.

Il nous a semblé, en effet, que cet exercice faisait partie intégrante du travail d’interprétation que nous nous sommes assigné. De fait, toute traduction est déjà en soi une interprétation, puisqu’elle implique de donner un sens aux mots de l’auteur et, partant, de faire des choix. Nous avons toutefois jugé bon de mentionner en note le texte original des citations traduites, excepté lorsqu’il ne présente strictement aucune ambiguïté, de façon à laisser au lecteur la possibilité de juger de la pertinence de nos choix et, le cas échéant, de faire sa propre interprétation du texte. Nous n’utiliserons les quelques traductions publiées des écrits de Veblen 14 qu’avec parcimonie, en reportant là encore le texte original en note. Enfin, nous donnons dans le glossaire ci-après la traduction que nous avons retenue de certains des termes que nous utiliserons le plus fréquemment.

Des problèmes spécifiques se sont posés à nous pour la traduction des termes anglo-saxons « evolutionism », « evolutionist » et « evolutionary » et, plus généralement, pour l’emploi des mots français « évolutionnisme », « évolutionniste » et « évolutionnaire ». En effet, le sens de ces termes n’est établi ni dans la langue française ni dans celle des pays anglo-saxons. Patrick Tort [1992a ; 1996a], l’un des principaux spécialistes français du darwinisme, réserve l’usage des termes « évolutionnisme » et « évolutionniste » pour désigner « l’idéologie » découlant de « la ‘loi d’évolution’ et du ‘système de philosophie synthétique’ de [Herbert] Spencer », par opposition au « darwinisme », c’est-à-dire à la théorie de Darwin lui-même [Tort, 1996c, p. 901]. De même, le dictionnaire Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, estime qu’il conviendrait de réserver le terme « évolutionnisme » à la « doctrine d’après laquelle la loi générale du développement des êtres est la différenciation accompagnée d’intégration », c’est-à-dire la doctrine de Spencer [Lalande, 1992, p. 315]. Puisque, comme nous le verrons, c’est l’œuvre de Darwin et non celle de Spencer que Veblen considère comme l’archétype de la « science moderne » au rang de laquelle il souhaite faire accéder l’économie, il faudrait proscrire l’emploi des termes « évolutionnisme » et « évolutionniste » pour désigner la pensée veblenienne. Le problème est que notre auteur utilise lui-même le terme « evolutionary » pour qualifier son approche.

Philippe Broda [1995] et Jean-Jacques Gislain [1999 ; 2000] suggèrent alors de traduire cet adjectif par « évolutionnaire ». Celui-ci fonde ce choix sur l’ouvrage de Stephen K. Sanderson [1990], qui s’emploie à circonscrire un champ d’application respectif aux termes « evolutionist » et « evolutionary ». À cette fin, Sanderson [1990, p. 3] mobilise la pensée du philosophe Stephen Toulmin, avec lequel il partage l’opinion selon laquelle l’absence de différenciation clairement établie entre les « evolutionist theories » et les « evolutionary theories » a été source de grandes confusions dans les sciences sociales. Selon Sanderson [1990, pp. 16-17], « la distinction de Toulmin entre les modèles evolutionist et evolutionary du changement historique » peut être définie comme « une distinction entre ces modèles qui expliquent l’histoire comme le déroulement logique d’un plan prédestiné et ceux qui l’expliquent comme une succession de réponses spécifiques à des conditions et des exigences particulières » [nous ajoutons les guillemets dans la citation]. Gislain [1999] transpose cette distinction en français en différenciant les approches « évolutionnistes » des approches « évolutionnaires », ce qui le conduit, à juste titre, à voir dans la pensée veblenienne un exemple de « conception évolutionnaire ».

Toutefois, le choix de cet adjectif n’est pas totalement satisfaisant. D’une part, la distinction de Stephen Toulmin n’est pas établie dans la langue française. L’introduction générale au numéro spécial d’Économie appliquée consacré à « l’évolutionnisme contemporain en économie » en est une illustration caractéristique [Baslé, Delorme, Le Moigne & Paulré, 1997], dans la mesure où les termes « évolutionniste » et « évolutionnaire » y sont employés de façon synonymique. De plus, le terme « évolutionnaire » n’est mentionné ni dans le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution [Tort, 1996a], ni dans celui du Vocabulaire technique et critique de la philosophie [Lalande, 1992]. D’autre part, Veblen lui-même utilise les termes « evolutionary », « evolutionist », voire « evolutionistic », comme des synonymes (voir, par exemple, [1898a, pp. 59, 60, 61 ; 1900, p. 176 ; 1907, p. 436]). Cela le conduit, par exemple, à faire référence aux « évolutionnistes [‘evolutionists’] de l’école de Darwin » [1907, p. 435].

Dès lors, bien que ce choix ne soit lui-même pas très satisfaisant, nous avons pris le parti d’employer, dans la suite de notre thèse, les termes évolutionnisme et évolutionniste dans un sens large d’une part, et en un sens restreint qui est celui que Veblen donne à ces termes d’autre part. Lorsque nous les utiliserons dans l’acception restreinte de Veblen, nous placerons systématiquement ces termes entre guillemets. Nous définissons l’évolutionnisme au sens large, comme l’ensemble des théories selon lesquelles la compréhension d’un phénomène, quel qu’il soit, suppose de prendre en compte sa place et son rôle dans un processus d’évolution 15 . Le caractère général de cette définition tient à ce qu’elle ne se prononce pas sur la façon de concevoir le processus d’évolution. Les théories de Darwin, celles de Spencer et celles de Veblen entrent toutes trois dans cette définition de l’évolutionnisme au sens large. Il serait prématuré, en revanche, de caractériser l’« évolutionnisme » de Veblen. C’est là précisément l’un des objectifs de notre thèse.

Notes
14.

i.e. The Theory of the Leisure Class [1899a ; 1899a (1970)], « On the Nature of Capital. I. The Productivity of Capital Goods » [1908c ; 1908c (1971)], « On the Nature of Capital. II. Investment, Intangible Assets, and the Pecuniary Magnate » [1908d ; 1908d (1971)] et The Engineers and the Price System [1921 ; 1921 (1971)]. Notons également que nous ne mentionnerons pas le nom de Veblen entre crochets dans les références de ses citations, pour ne pas alourdir outre mesure le corps de la thèse.

15.

Cette définition générale de l’évolutionnisme emprunte librement à celle de l’évolutionnisme biologique donnée dans l’Encyclopédie philosophique universelle [Gènermont in : Jacob (dir.), 1990, p. 913].