Partie 1. De la connaissance en général et de la science en particulier : les fondements gnoséologiques de l’économie veblenienne

Introduction à la première partie

Cette première partie vise à étudier de façon systématique les conceptions de Veblen sur la connaissance en général, la science en particulier. L’importance accordée ici à cette réflexion non seulement épistémologique mais gnoséologique 19 peut surprendre. « Les praticiens de toute discipline scientifique déterminée accordent généralement peu d’attention aux problèmes d’épistémologie [‘methodology’] 20  », a fortiori aux questions de gnoséologie [Gustafsson, 1993, p. ix]. Les économistes sont loin de faire exception en la matière. Ainsi, à en croire Bruce J. Caldwell [1993, p. 45], « aux États-Unis du moins, beaucoup d’économistes sont indifférents à l’épistémologie [‘methodology’], et la plupart des autres y sont ouvertement hostiles ». Dans le cas présent, cependant, faire l’impasse sur la théorie de la connaissance serait immanquablement amputer le système de pensée veblenien de ses principaux fondements.

Veblen fut l’un de ces intellectuels érudits dont les centres d’intérêt pouvaient recouvrir des domaines aussi variés que la philosophie, la biologie ou la mythologie de l’Europe septentrionale [Dorfman, 1934]. Ses comptes-rendus, ses citations d’auteurs et le contenu de sa bibliothèque personnelle conduisent Edgell [2001, p. 66] à cette conclusion : « considérées dans leur ensemble, ce que montre ces différentes informations quant à l’univers du savoir de Veblen est que son appétit apparemment insatiable pour toutes les sortes de connaissance, ainsi que sa maîtrise des langues, qui lui permit de se tenir informé des dernières idées européennes avant que les ouvrages les contenant n’aient été traduits, facilitèrent une érudition impressionnante ». Conjuguée à une solide formation philosophique, cette grande curiosité permit à Veblen de développer une réflexion originale et approfondie sur la nature de la connaissance et son évolution.

Plus précisément, notre auteur est à l’origine d’une analyse à la fois synchronique et diachronique de la connaissance. D’une part, il cherche à établir ce qui constitue le champ du savoir de toute société, à un moment quelconque de son histoire. Cette démarche l’amène à définir une typologie des connaissances, dont le facteur discriminant se trouve dans le mobile qui régit la production du savoir (chapitre 1). D’autre part, Veblen s’emploie à rendre compte de l’évolution historique des systèmes de représentation du monde et tente d’identifier les ressorts de cette dynamique. Dès lors, non seulement la science apparaît comme l’expression, historiquement située, d’une forme de connaissance particulière, mais son objet et sa méthode sont eux-mêmes soumis à un principe d’évolution (chapitre 2).

Notes
19.

La signification que nous accordons respectivement aux termes gnoséologie, épistémologie et méthodologie est relativement courante. Nous utilisons le mot gnoséologie au sens de « théorie de la connaissance » et réservons le vocable épistémologie à « l’étude des sciences » [Lalande, 1992, p. 387]. Enfin, nous définissons la méthodologie comme « l’étude des méthodes scientifiques » [Lalande, 1992, p. 625]. Nous considérons donc ces trois termes comme s’inscrivant dans une relation hiérarchique, allant du problème le plus général au plus spécifique. Ces définitions sont parfaitement cohérentes avec la démarche de Veblen qui, comme nous le verrons, consiste à déduire la méthodologie de l’épistémologie et l’épistémologie de la gnoséologie, selon le sens que nous avons donné ici à ces termes.

20.

Le terme anglo-saxon « methodology » est ambigu. Toutefois, il est le plus souvent employé pour désigner l’épistémologie au sens où nous l’avons définie.