1.1. Présentation synthétique du triptyque veblenien de la connaissance

La théorie veblenienne de la connaissance fait très souvent l’objet d’une lecture dichotomique, quel que soit par ailleurs le contenu donné à celle-ci (voir, par exemple, Ayres [1958], Vinokur [1968], Jalladeau [1971], Seckler [1975], Brinkman [1981], Weed [1981], Samuels [1990a], Dutraive [1993a]) 22 . Contrairement à ces interprétations, nous pensons que la typologie des connaissances dont Veblen est à l’origine n’est pas réductible à une quelconque dichotomie, mais relève d’une analyse ternaire. Cette typologie repose sur un critère à « double détente » entièrement fondé sur le mobile gouvernant la production du savoir. Aussi la théorie de la connaissance élaborée par notre auteur entretient-elle un rapport très étroit avec son concept d’instinct.

Tout d’abord, la production de connaissance peut être « désintéressée [‘idle’] », en ce sens qu’elle ne vise rien d’autre qu’à satisfaire la curiosité propre à l’être humain. Veblen [1914, p. 85] considère, en effet, que les hommes sont dotés d’une « curiosité instinctive, […] une curiosité ‘désintéressée’ 23 en vertu de laquelle [ils] veulent, de façon plus ou moins insistante, connaître les choses, quand des intérêts plus importants ne monopolisent pas leur attention ». Cette curiosité (et par suite la connaissance qui en résulte) est dite « ‘désintéressée’ […] dans le sens où aucun but utilitaire n’entre dans son exercice habituel » 24 [1914, p. 88]. L’instinct de curiosité désintéressée est à l’origine de toutes les représentations systématiques du monde que l’homme a élaborées dans l’histoire, depuis les légendes primitives jusqu’à la science moderne.

Mais l’homme est aussi prompt à produire des connaissances instrumentales dont le but dépasse le simple désir d’assouvir une curiosité instinctive. C’est à ce niveau d’analyse qu’intervient le second facteur discriminant. En effet, la connaissance instrumentale ou utilitaire n’est pas de nature uniforme. Il convient, selon Veblen, d’en distinguer deux sous-catégories selon la finalité qu’elle est censée servir. D’une part, elle peut être « construite en termes téléologiques, en termes d ’intérêt et d’ attention personnels  » 25 [1906a, p. 5, nous soulignons]. Cette forme de connaissance instrumentale est qualifiée par Veblen [1906a] de « pragmatique ». Sans mesurer pleinement combien l’usage qu’il fait de cet adjectif est fâcheux en ce qu’il peut être source de graves confusions, il a malgré tout conscience de l’ambiguïté propre au terme. Aussi s’emploie-t-il à définir le sens précis qu’il attache lui-même au mot : celui-ci est utilisé pour qualifier un « comportement visant l’avantage préférentiel de l’agent » 26 [1906a, p. 13n.]. Il s’ensuit que la « connaissance pragmatique » repose sur les « instincts de rivalité » de l’homme 27 .

D’autre part, la connaissance instrumentale peut se présenter sous la forme de « généralisations de l’efficacité du travail quotidien, lesquelles s’en tiennent aux faits » et « naissent de l’état des arts industriels » 28 [1908b, pp. 44-45]. Or, pour Veblen, « l’état des arts industriels » n’est rien d’autre que le stock de connaissances techniques dont dispose une société à un moment donné de son histoire 29 . Ces connaissances techniques déterminent les capacités de production de la société. Ainsi, « la capacité productive possible ou potentielle de toute communauté donnée, disposant en outre d’une quantité donnée de force de travail et de ressources matérielles, est affaire de l’état des arts industriels, la connaissance technologique dont la communauté fait usage ; elle fixe la limite en déterminant la production ‘maximale’ que la communauté est capable d’assurer » 30 [1919d, p. 55]. Cette troisième forme de connaissance, la connaissance technique, repose principalement sur une propension que Veblen dénomme « l’instinct du travail bien fait [‘the instinct of workmanship’] ». La nature de cet instinct et son rôle dans le système veblenien seront exposés dans le détail ultérieurement (cf. infra chap. 5, section 2). En première analyse, il peut être appréhendé de la façon suivante : « l’instinct du travail bien fait […] oriente l’intérêt vers les expédients pratiques, les méthodes, les mécanismes et les dispositifs de l’efficacité économique, de l’habileté, du travail créatif et de la maîtrise technologique des phénomènes. […] Il montre le meilleur de lui-même à la fois dans l’efficacité technologique de l’artisan pris individuellement et dans la croissance du savoir et des compétences technologiques de la communauté dans son ensemble » 31 [1914, pp. 33-34].

À l’instar de la connaissance pragmatique (et à la différence de la connaissance désintéressée), la connaissance technique est donc un type de savoir utilitaire. Toutefois, ces deux formes de connaissance instrumentale se distinguent l’une de l’autre d’un double point de vue. En premier lieu, la connaissance technique est, par sa nature et par sa fonction, un fait social. Selon Veblen [1908c (1971), p. 108], « cette connaissance et cette compétence des techniques de vie » peuvent être désignées « comme l’équipement immatériel, ou, par liberté de langage, comme les actifs intangibles de la communauté » 32 . En effet, le stock de connaissances techniques est le produit de la société dans son ensemble. Sa finalité est d’améliorer l’adaptation de l’homme à son milieu de vie, par la maîtrise de son environnement naturel. Il doit être considéré comme une propriété indivise de la société, susceptible de servir le « bien commun » 33 . Inversement, la finalité de la connaissance pragmatique est de satisfaire l’intérêt d’un individu ou d’un groupe d’individus aux dépens d’autres membres de la société. Elle se présente d’emblée comme un instrument au bénéfice d’« intérêts établis [‘vested interests’] ». Selon la définition de Veblen [1919d, pp. 161-162], « un intérêt établi est un droit légitime à obtenir quelque chose pour rien » ; « on désigne également par ce terme les détenteurs d’un tel droit consacré par l’usage » 34 . En second lieu, la valeur empirique de ces deux formes de connaissance est radicalement différente. Selon Veblen, en effet, « l’esprit et la compétence de type pragmatique ne contribuent pas au progrès d’une connaissance des faits » [1906a, p. 19] alors que « l’efficacité technologique repose [précisément] sur une connaissance qui s’en tient aux faits » 35 [1914, p. 58].

Notes
22.

Cette liste n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Elle vise simplement à donner quelques interprétations caractéristiques de la théorie veblenienne de la connaissance.

23.

Nous justifierons notre traduction de l’expression « idle curiosity » par « curiosité désintéressée » infra chap. 5, 2.1.1.

24.

« An instinctive curiosity, […] an ‘idle’ curiosity by force of which men, more or less insistently, wants to know things, when graver interests do not engross their attention » ; «  idle’ […] in the sense that no utilitarian aim enters in its habitual exercise ».

25.

« Construed in teleological terms, in terms of personal interest and attention ».

26.

« [A] conduct looking to the agent’s preferential advantage ».

27.

Nous préciserons cette idée et donnerons des exemples de connaissances pragmatiques infra section 4 dans ce chapitre.

28.

« Matter-of-fact generalisations of work-day efficiency […] which emerge from the state of the industrial arts ».

29.

Veblen [1919d, p. 56] parle du « ‘fonds commun [“joint stock”] de connaissances technologiques de la communauté’ ». On notera, à ce propos, qu’il utilise couramment le vocable « technologique » de façon abusive. En effet, au sens propre du terme, la technologie est la théorie des techniques. Cependant, ce mot est souvent employé de façon métonymique pour désigner la technique elle-même et Veblen ne fait pas exception en la matière. Nous nous garderons de céder à cet usage dans la thèse, excepté dans les traductions de citations où nous nous conformerons aux termes employés par l’auteur.

30.

« The possible or potential productive capacity of any given community, having the disposal of a given complement of man power and material ressources, is a matter of the state of the industrial arts, the technological knowledge, which the community has the use of ; this sets the limit, determines the ‘maximum’ production of which the community is capable ».

31.

« The instinct of workmanship […] occupies the interest with practical expedients, ways and means, devices and contrivances of efficiency and economy, proficiency, creative work and technological mastery of facts. […] It shows at its best, both in the individual workman’s technological efficiency and in the growth of technological proficiency and insight in the community at large ».

32.

« This information and proficiency in the ways and means of life […] may be called the immaterial equipment, or, by a license of speech, the intangible assets of the community » [1908c, p. 325].Cette citation appelle une mise en garde terminologique, dans la mesure où « les actifs intangibles de la communauté » doivent être clairement distingués des « actifs intangibles de l’entreprise d’affaires » (voir [1908c, pp. 325-326n.] et infra chap. 3, 2.2.3.).

33.

La notion de « bien commun », que Veblen utilise fréquemment sans lui donner de définition précise, peut être interprétée comme la capacité des hommes à utiliser au mieux leurs ressources en vue de produire le plus grand nombre de biens « directement utiles à l’amélioration de la vie humaine en général », c’est-à-dire procurant « un gain net en confort ou en plénitude de vie » [1899a, pp. 99-100]. Cette idée sera précisée et discutée infra chap. 8, 1.2.

34.

« A vested interest is a legitimate right to get something for nothing […]. The owners of such a prescriptive right are also spoken of as a vested interest ».

35.

« Wisdom and proficiency of the pragmatic sort does not contribute to the advance of a knowledge of fact » ; « technological efficiency rests on matter-of-fact knowledge ».