1.2. L’émergence du triptyque dans l’œuvre de Veblen

La typologie des connaissances que nous venons de mettre en évidence trouve son origine première dans deux articles publiés respectivement en 1906 et 1908 et reproduits dans The Place of Science in Modern Civilization and other Essays [1919a]. Dans « The Place of Science in Modern Civilisation », qu’il considérait comme son meilleur essai, selon Dorfman [1934, p. 260], Veblen [1906a] expose les fondements de sa distinction entre la connaissance pragmatique et la connaissance désintéressée. Il s’attache également à montrer comment ont évolué historiquement à la fois le contenu de chacune d’elles et leur place respective dans la culture des pays occidentaux. À cet égard, Veblen [1906a, p. 18] affirme que « l’on doit trouver simultanément ces deux champs divergents d’investigation dans toutes les phases de la culture humaine. Ce qui distingue la phase présente est que la divergence entre les deux est plus grande qu’elle ne l’a jamais été auparavant » 36 . « The Evolution of the Scientific Point of View » [1908b] se focalise, au contraire, sur la distinction entre connaissance technique et connaissance désintéressée. Selon Veblen, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, les sociétés humaines ont toujours été caractérisées par la coexistence en leur sein d’un système de représentation du monde issu de la curiosité désintéressée des hommes et d’un stock de connaissances techniques issu de la propension au travail bien fait. Ainsi, « on trouve à tous les stades suivants de culture, se développant postérieurement à la phase primitive [...], une division semblable ou analogue de la connaissance entre un champ supérieur d’explications théoriques des phénomènes, un système très orné des choses d’une part, et un champ moins visible de généralisations qui s’en tiennent aux faits [...] d’autre part » 37 . Il s’agit donc bien de« deux méthodes divergentes d’appréhension et de systématisation des faits d’expérience » 38 [1908b, pp. 42-43].

Cette double distinction entre la connaissance désintéressée et la connaissance pragmatique d’une part, et la connaissance désintéressée et la connaissance technique d’autre part, est clairement synthétisée dans des écrits postérieurs à 1908, en particulier dans The Higher Learning in America [1918c] 39 . En effet, un certain nombre d’extraits de cet ouvrage laissent à voir dans sa complétude la typologie veblenienne des connaissances. Ils permettent notamment de mieux saisir ce qui fonde les trois types de savoir définis par Veblen, en les rattachant respectivement aux catégories professionnelles les utilisant et assurant leur développement, dans les sociétés capitalistes contemporaines : premièrement « les techniciens » 40 , deuxièmement « les hommes d’affaires » et, dans une certaine mesure, « les professions libérales » (auxquels on peut associer la connaissance pragmatique), troisièmement « les scientifiques ». Selon Veblen, les deux premières catégories professionnelles peuvent être qualifiées « d’utilitaristes », puisque leurs membres sont motivés par des « fins manifestement utilitaires », c’est-à-dire par un « penchant pour les résultats ‘pratiques’ dans leur travail ». Inversement, les scientifiques se caractérisent par leur attachement à développer une « science et une érudition désintéressées ». Par ailleurs, les techniciens doivent être distingués du groupe des hommes d’affaires et des professions libérales. En effet, si ces deux grandes catégories d’individus partagent une conception instrumentale de la connaissance, la finalité de celle-ci n’est pas la même : pour les techniciens, le savoir doit être « mécaniquement utile [‘mechanically serviceable’] », c’est-à-dire potentiellement utile à la société dans son ensemble, tandis que pour les hommes d’affaires et les professions libérales, il doit servir « le gain pécuniaire », c’est-à-dire uniquement leurs propres bénéfices [1918c, p. 22]. Dans un autre passage de l’ouvrage, Veblen reprend cette double distinction en précisant le contenu de sa typologie professionnelle. Ainsi, lorsqu’il rattache les professions libérales aux hommes d’affaires, il pense avant tout aux juristes. Inversement, « la connaissance et le savoir-faire professionnels des médecins, des chirurgiens, des dentistes, des pharmaciens, des agronomes, des ingénieurs de toutes sortes, peut-être même des journalistes, sont d’une certaine utilité pour la communauté en général, alors même qu’ils peuvent être profitables à leurs détenteurs. La communauté a un intérêt substantiel dans la formation adéquate de ces hommes, bien que ce ne soit pas cet intérêt intellectuel qui est attaché à la science et à l’érudition. Mais tel n’est pas le cas de la formation destinée à donner une compétence dans les affaires. La communauté en général ne tire aucun gain de l’accroissement de la compétence dans les affaires d’un certain nombre de ses jeunes gens » 41 [1918c, pp. 152-153].

Il s’ensuit que cette typologie des connaissances peut aussi être appréhendée à la lumière des composantes du système éducatif. Selon Veblen, en effet, il convient de distinguer clairement la formation professionnelle, d’une part, et l’Université, d’autre part. La vocation de celle-ci est d’assurer le développement et la transmission de la connaissance scientifique, c’est-à-dire désintéressée. Celle-là, au contraire, vise à diffuser une connaissance instrumentale, motivée par une autre finalité que celle d’assouvir simplement la curiosité des hommes. Cependant, les établissements professionnels ne doivent pas être considérés uniformément : ils incluent non seulement « les écoles de formation technologique, manuelle, etc. au service de la mécanique, de l’ingénierie et autres activités industrielles », mais aussi les lieux d’instruction à vocation « ‘pratique’ », « ‘pratique’ signifi[ant], dans ce cas, utile au gain privé ; ce qui n’implique nécessairement rien quant au service rendu au bien commun » 42 [1918c, pp. 140-141]. En d’autres termes, dans les sociétés capitalistes contemporaines, la formation professionnelle couvre à la fois le champ de la connaissance technique, laquelle est susceptible d’être utile à la société dans son ensemble, et celui de la connaissance pragmatique ne servant que le gain pécuniaire à des fins privées.

Notes
36.

« These two divergent ranges of inquiry are to be found together in all phases of human culture. What distinguishes the present phase is that the discrepancy between the two is now wider than ever before ».

37.

« In all succeeding phases of culture, developmentally subsequent to the primitive phase [...] there is found a similar or analogous division of knowledge between a higher range of theoretical explanations of phenomena, an ornate scheme of things, on the one hand, and such an obscure range of matter-of-fact generalisations [...], on the other hand ».

38.

« Two divergent methods of apprehending and systematising the facts of experience ».

39.

Cet ouvrage a souvent été lu comme un simple pamphlet à l’encontre du système universitaire américain, largement motivé par les propres déconvenues professionnelles de Veblen. Le ton particulièrement acerbe de certains passages et son sous-titre, Un mémorandum sur la direction des Universités par les hommes d’affaires (Veblen ayant renoncé au sous-titre initial, Une étude sur la dépravation totale [Dorfman, 1934, p. 353]), peuvent aisément servir d’appui à une telle interprétation. Toutefois, sans nier la dimension autobiographique de cet ouvrage [Tilman, 1996, pp. 24-26] que certains ont salué comme l’une des premières études fondées sur la technique sociologique de « l’observateur participant » [Edgell, 2001, p. 21], nous considérons avant tout The Higher Learning in America comme une pièce maîtresse de la gnoséologie veblenienne. L’importance de ce texte dans la compréhension de la théorie veblenienne de la connaissance a été relevée par Riesman [1953, pp. 54-55], Sowell [1969, p. 171] et Diggins [1999, pp. 170-183].

40.

Pour être précis, Veblen utilise fréquemment le terme « technologist » plutôt que « technician ».

41.

« The professional knowledge and skill of physicians, surgeons, dentists, pharmacists, agriculturists, engineers of all kinds, perhaps even of journalists, is of some use to the community at large, at the same time that it may be profitable to the bearers of it. The community has a substantial interest in the adequate training of these men, although it is not that intellectual interest that attaches to science and scholarship. But such is not the case with the training designed to give proficiency in business. No gain comes to the community at large from increasing the business proficiency of any number of its young men ».

42.

« ‘Practical’ in this connection means useful for private gain ; it need imply nothing in the way of serviceability to the common good ».