1.3. Critique des lectures dichotomiques de la théorie veblenienne de la connaissance

Notre interprétation de la théorie veblenienne de la connaissance conduit à nous démarquer des lectures dichotomiques défendues par de nombreux commentateurs. Sans nier totalement la pertinence de ces différentes exégèses, certaines nous semblent par trop éloignées des écrits de l’auteur. Nous pensons notamment aux interprétations de Joël Jalladeau [1971, p. 70] et Véronique Dutraive [1993a, pp. 27-28] qui assimilent la connaissance pragmatique au savoir technique (cette lecture n’étant, sans doute, pas étrangère à l’emploi très spécifique que fait Veblen du terme « pragmatique »). Annie Vinokur [1968, p. 22] semble adopter une position similaire lorsqu’elle oppose la connaissance issue de la curiosité désintéressée à un « savoir fonctionnel, construit en termes téléologiques » et trouvant son origine dans « l’intelligence pragmatique ».

Une autre voie d’interprétation consiste à opposer la connaissance pragmatique, telle que nous l’avons définie, à une vaste catégorie regroupant la connaissance désintéressée et la connaissance technique. S’inscrivant dans cette perspective, David Seckler [1975, p. 61] affirme qu’« en bref, la théorie de Veblen est que la curiosité désintéressée (la pensée) crée des théories qui à leur tour produisent la technologie ». Cette façon d’établir un continuum entre la connaissance désintéressée et la connaissance technique transparaît clairement dans l’ajout qu’il fait à une citation de Veblen, sans que cette modification ne soit d’ailleurs signalée comme telle. Ainsi, mentionnant un extrait consacré au rôle de l’instinct du travail bien fait dans le progrès technique [1914, pp. 147-148], Seckler [1975, p. 61] prend la liberté d’ajouter au texte original la parenthèse « (or the idle curiosity) » après la locution « the human sense of workmanship ». De ce point de vue au moins, son interprétation rejoint la lecture dichotomique de Clarence E. Ayres 43 . En effet, celui-ci fonde son interprétation de la théorie veblenienne de la connaissance sur l’idée suivante : « en bref, selon la conception que Veblen se fait de l’instinct, il n’y a que deux ensembles de propensions instinctives et celles-ci constituent le recto et le verso de toutes les cultures » [Ayres, 1958, p. 29]. Ces deux catégories d’instincts opposent d’un côté les propensions qui servent de fondement aux pratiques « cérémoniales » 44 et de l’autre celles, tels l’instinct du travail bien fait et la curiosité désintéressée, qui soutiennent « la technologie » [Ayres, 1944, p. 99 ; 1958, pp. 28-29]. Cette analyse conduit à une définition très large de la « technologie », « incluant toutes les activités humaines qui impliquent l’usage d’outils – toutes sortes d’outils » : des pierres taillées préhistoriques aux accélérateurs de particules en passant par le langage écrit et les symboles mathématiques [Ayres, 1962, p. vii]. Autrement dit, la science doit être comprise comme relevant elle-même de « la technologie » [Ayres, 1951, p. 51]. Il s’agit, plus précisément, de son « aspect intellectuel » [Ayres, 1962, p. xxiv]. Ainsi, Ayres [1961, p. 257] en vient-il à considérer « la science [comme] l’aspect savoir de la technologie, et la technologie [comme] l’aspect faire de la science » 45 .

Dans une perspective analogue, Richard Brinkman [1981, pp. 419-420] résume la théorie veblenienne de la connaissance comme une opposition entre la « connaissance pragmatique » et la « connaissance qui s’en tient aux faits », c’est-à-dire « scientifique ». D’un certain point de vue, cette lecture n’est pas loin de tendre vers une forme d’interprétation plus pertinente, fondée sur la dichotomie entre les « préconceptions animistes ou téléologiques » et les « préconceptions qui s’en tiennent aux faits » [Samuels, 1990a]. Cette analyse-ci est bien plus complémentaire que contradictoire avec notre propre interprétation : elle éclaire simplement la pensée de notre auteur sous un jour différent. Néanmoins, tout en reconnaissant l’importance de cette opposition dans sa gnoséologie (voir infra chap. 2, 1.3.), nous pensons qu’elle traduit mal, à elle seule, la façon dont Veblen pose le problème de la connaissance. En effet, en mettant exclusivement l’accent sur un dualisme méthodologique dans la conception des phénomènes, elle néglige la question de la finalité du savoir.

F. J. Weed [1981], qui soutient lui-même ce type d’interprétation, semble d’ailleurs conscient de cette limite. Selon lui, la théorie veblenienne de la connaissance consiste en une opposition entre « la forme primitive de connaissance [ayant] un caractère anthropomorphique ou animiste » et « la connaissance ‘qui s’en tient aux faits’ ou connaissance impersonnelle [qui] est la connaissance de la science et de la technologie » [Weed, 1981, p. 298]. Toutefois, il souligne à juste titre que « ce que la science et la technologie ont en commun n’est pas leurs buts mais plutôt les canons impersonnels de validité » [Weed, 1981, p. 299]. Or, loin d’être secondaire, la question du mobile sous-tendant la production de connaissance constitue, selon nous, un aspect crucial de la pensée veblenienne. D’une part, elle permet de renforcer l’unité de son système en établissant un lien des plus importants entre la théorie de la connaissance et celle des instincts. D’autre part, elle permet de mettre en évidence la nature à la fois synchronique et diachronique de la gnoséologie veblenienne. Ainsi, chaque société abrite différents champs de connaissance, irréductibles les uns aux autres et révélateurs de la complexité de tout système institutionnel 46 . De plus, chacun de ces types de savoir est soumis à un processus d’évolution, lui-même dépendant de la dynamique institutionnelle des sociétés.

Il en résulte que l’évolution des différentes formes de connaissance se traduit par des phénomènes d’influence réciproque. En effet, tout système institutionnel valorise plus ou moins tel ou tel type de connaissance et, partant, détermine sa capacité à influencer les autres formes de savoir. Ainsi, nous verrons (infra chap. 2, 1.3.) que le contenu de la connaissance désintéressée a pu, au cours de l’histoire, refléter celui de la connaissance pragmatique. Cela ne signifie pas que la première a, par là même, perdu sa nature désintéressée, mais qu’elle exprimait, sous sa forme propre, la valorisation institutionnelle du savoir pragmatique. Depuis le XIXe siècle, au contraire, la connaissance désintéressée (sous les traits de la science) s’est sans cesse rapprochée, dans sa méthode, de la connaissance technique. C’est d’ailleurs l’importance de cette convergence qui a, comme nous l’avons vu, conduit certains commentateurs à assimiler connaissance désintéressée et connaissance technique. Cependant, une telle démarche revient à généraliser abusivement une situation historiquement circonscrite, à négliger la dynamique propre à chacun de ces deux types de connaissances et, répétons-le, à omettre que ceux-ci reposent sur des mobiles fondamentalement différents. Dès lors, afin de mieux saisir la nature du triptyque veblenien de la connaissance, il convient d’explorer plus avant les caractéristiques propres à chacune des trois formes de savoir distinguées par notre auteur.

Notes
43.

On pourra s’étonner de voir ainsi associés ces deux auteurs. En effet, dans l’ouvrage qu’il a tiré de sa thèse de doctorat dirigée par Lionel Robbins, Seckler [1975] se montre très critique à l’encontre d’Ayres (pour une réponse d’inspiration ayresienne aux attaques de Seckler, on pourra se reporter à Junker [1979] et Bush [1981]). Toutefois, le rapprochement que nous opérons entre Seckler et Ayres se veut très précisément circonscrit.

44.

Compte tenu de son poids dans le système de pensée ayresien, nous prendrons la liberté de transposer en français le champ sémantique développé par Ayres autour de la notion de « cérémonie ». Nous parlerons ainsi de pratiques « cérémoniales », du « cérémonialisme », etc. Ayres [1944, pp. 155-156 ; 1961, p. 30 ; 1962, p. viii] exagère fortement l’importance de ces termes dans l’œuvre de Veblen [Hodgson, 1998e, p. 58]. Le rapport de la pensée ayresienne à l’analyse veblenienne sera envisagé dans le détail infra chap. 8.

45.

Nous ajoutons les guillemets dans la citation.

46.

La nature et les propriétés des systèmes institutionnels seront étudiées dans le détail infra chap. 6 et 7. Pour l’heure, on retiendra simplement que Veblen définit le « complexe culturel » d’une société comme le système formé par les institutions en vigueur dans cette société, à un moment donné de son histoire. Une institution est elle-même définie comme une habitude de pensée socialement partagée.