2.1. Caractéristiques de la connaissance issue de l’instinct de curiosité désintéressée

Selon Veblen [1918c, p. 4], « les hommes sont mus, de façon innée, par une curiosité désintéressée – ‘désintéressée’ au sens où une connaissance des choses est recherchée, en dehors de toute arrière-pensée quant à l’utilisation de la connaissance ainsi acquise » 47 . Comme l’ont souligné nombre de commentateurs [Kaplan, 1958, p. 39 ; Daugert, 1950, p. 89 ; Murphey, 1990, p. xvii ; Diggins, 1999, pp. 29, 180], la première référence faite par notre auteur à un tel instinct de « curiosité désintéressée » remonte à 1906 [1906a]. Selon la conception qu’il s’en fait, son exercice ne serait pas étranger aux activités ludiques [Kaplan, 1958, p. 42 ; Diggins, 1999, p. 29]. Ainsi, « cette curiosité désintéressée est, peut-être, étroitement apparentée à l’aptitude au jeu observée à la fois chez l’homme et les animaux inférieurs » [1906a, p. 7]. De surcroît, l’expression de cet instinct serait subordonnée à la satisfaction préalable des besoins fondamentaux de l’homme [Homan, 1933, p. 109]. En effet, « la curiosité désintéressée n’agit que dans la limite de cette marge métabolique d’énergie en surplus qui se manifeste dans toute vie animale, mais qui apparaît dans des proportions plus importantes chez les animaux ‘supérieurs’ et, d’une façon particulièrement évidente, dans la vie de l’homme » 48 [1914, p. 86] 49 .

En outre, la connaissance produite sous l’impulsion de l’instinct de curiosité désintéressée, que Veblen [1918c] désigne parfois par le terme de « connaissance ésotérique », tend à acquérir une nature institutionnelle. En d’autres termes, elle relève ordinairement « des habitudes de pensée établies et communes à la généralité des hommes » [1909, p. 239]. Comme toute institution, elle est soumise à la discipline du « complexe culturel », c’est-à-dire de la matrice institutionnelle, de la société dans laquelle elle émerge 50 . Ainsi, « les habitudes de pensée qui président à l’élaboration d’un système de connaissance sont telles qu’elles sont nourries par les événements les plus frappants de la vie, par la structure institutionnelle sous laquelle la communauté vit » 51 [1906a, p. 10]. Il s’ensuit que la connaissance désintéressée prend la forme de systèmes de représentation du monde propres à une société et une époque données. « Ce corps de connaissance variera de façon caractéristique d’une culture à l’autre, différant à la fois dans son contenu et du point de vue des canons de vérité et de réalité auxquels se fient ses experts. […] Il peut prendre la forme d’un système de croyances magiques ou religieuses, de mythologie, de théologie, de philosophie ou de science » 52 [1918c, p. 1]. Toutefois, la grande diversité des manifestations de la connaissance désintéressée ne doit pas masquer l’existence d’une continuité importante entre les croyances les plus reculées ou les plus exotiques et les théories scientifiques modernes. En effet, « la recherche scientifique procède du même mobile général de la curiosité désintéressée que celui qui guidait les faiseurs de mythes sauvages, bien qu’elle fasse usage de concepts et de normes largement étrangers à l’habitude de pensée des faiseurs de mythes » 53 [1906a, p. 26]. Plus généralement, « la recherche fondamentale, telle qu’elle est couramment menée par les savants et les scientifiques de la civilisation occidentale, ne diffère pas, de façon générique, de la connaissance ésotérique fournie par [ses] spécialistes dans d’autres civilisations, en d’autres lieux et en d’autres temps. Elle mobilise le même champ général d’aptitudes et de capacités, satisfait le même champ de besoins humains et se développe par les mêmes propensions spontanées de la nature humaine » 54 [1918c, p. 3].

Notes
47.

« Men are by native gift actuated with an idle curiosity, – ‘idle’ in the sense that a knowledge of things is sought, apart from any ulterior use of the knowledge so gained ».

48.

« The idle curiosity takes effect only within the bounds of that metabolic margin of surplus energy that comes in evidence in all animal life, but that appears in larger proportions in the ‘higher’ animals and in an peculiarly obtrusive manner in the life of man ».

49.

Nous apporterons des précisions complémentaires sur le concept d’instinct de curiosité désintéressée infra chap. 5, 2.1.

50.

Il s’agit là d’une propriété fondamentale des « complexes culturels » en vertu de laquelle les institutions établies exercent un contrôle sur celles qui émergent dans la société (cf. infra chap. 6, 2.1.2.).

51.

« The habits of thought that rule in the working-out of a system of knowledge are such as are fostered by the more impressive affairs of life, by the institutional structure under which the community lives ».

52.

« This body of knowledge will vary characteristically from one culture to another, differing both in content and in respect of the canons of truth and reality relied on by its adepts. […] It may take shape as a system of magic or of religious beliefs, of mythology, theology, philosophy or science ».

53.

« Scientific inquiry proceeds on the same general motive of idle curiosity as guided the savage myth-makers, though it makes use of concepts and standards in great measure alien to the myth-makers’ habit of mind ».

54.

« The Higher Learning as currently cultivated by the scholars and scientists of the Western civilization differs not generically from the esoteric knowledge purveyed by specialists in other civilizations, elsewhere and in other times. It engages the same general range of aptitudes and capacities, meets the same range of human wants, and grows out of the same impulsive propensities of human nature ».