2.2. Structuration de la connaissance désintéressée en un système de pensée

Par ailleurs, quelle que soit la société considérée, la connaissance désintéressée se présente toujours comme un système de pensée en développement, non comme une simple accumulation d’éléments hétéroclites. Dans la culture occidentale moderne, par exemple, la connaissance désintéressée est le produit « d’un corps de savants et de scientifiques, chacun d’entre eux menant inévitablement son travail selon sa propre initiative et le poursuivant d’une façon qui lui est propre ». Cependant, il n’en demeure pas moins que « ce travail suit nécessairement une séquence et une procédure méthodiques et prend ainsi une forme systématique, de nature organique » 55 [1918c, p. 62]. De façon générale, la connaissance désintéressée produite au sein d’une société donnée tend invariablement à prendre une forme structurée. En effet, la curiosité désintéressée est une propension, non seulement à « acquérir une connaissance des choses », mais aussi à « réduire cette connaissance à un système intelligible ». Ainsi, « la fin objective est un agencement théorique, une articulation logique des choses connues, dont le développement […] doit demeurer fidèle aux canons de réalité admis à l’époque » 56 [1918c, p. 6]. À cet égard, il importe de souligner que cet instinct n’est pas le seul facteur intervenant dans la structuration de la « connaissance ésotérique » en un système de pensée. La preuve en est qu’un processus d’agencement analogue est à l’œuvre dans les autres champs de connaissance identifiés précédemment 57 . À chaque fois, c’est l’instinct du travail bien fait qui joue un rôle essentiel en la matière, en ce « qu’il fournit les normes, ou le schème des critères et des canons de vérité, selon lesquels les faits établis seront analysés et articulés en un corps de connaissances systématiques » 58 [1918c, p. 4]. Aussi, bien que Veblen ne soit pas très explicite sur ce point, c’est l’instinct du travail bien fait qui, selon nous, assure en grande partie l’adéquation de la connaissance désintéressée aux critères de vérité propres au « complexe culturel » de la société dans laquelle l’investigation est menée. En effet, cet instinct a ceci de particulier qu’il remplit une fonction universelle (cf. infra chap. 5, 2.3.). Ainsi, il ne se borne pas, à l’instar des autres instincts, à fonder un mobile spécifique de l’action humaine. Il est aussi l’instrument de l’adaptation des moyens à une fin quelconque et notamment, dans le domaine de la connaissance, l’instrument de la rigueur méthodologique. Quand il agit en ce sens, l’instinct du travail bien fait n’interfère nullement dans la finalité de la production de connaissance. En l’occurrence, son action ne vient pas remettre en cause le caractère désintéressé de la connaissance produite.

Lorsque l’instinct du travail bien fait oriente la connaissance vers une fin utilitaire, c’est sa finalité spécifique qui s’exprime, c’est-à-dire la recherche de l’efficacité productive de la société. Or, dans le cas présent, cette finalité n’intervient qu’a posteriori. En effet, la connaissance désintéressée ne visant pas, par définition, à satisfaire quelque intérêt pratique, il n’y a priori aucune raison pour qu’elle trouve à s’employer utilement. Aussi, « une grande partie des faits dont on prend connaissance sous l’aiguillon de la curiosité est inutile pour le travail appliqué ou pour le savoir technologique ; que l’on trouve une utilité à l’un d’entre eux relève, pour l’essentiel, d’une circonstance fortuite » 59 [1914, p. 88]. Cette thèse, qui est au fondement même de la distinction veblenienne entre connaissance désintéressée et connaissance technique, n’exclut cependant pas que celle-là puisse nourrir celle-ci. En effet, « l’instinct du travail bien fait incitera inévitablement les hommes à tirer parti, dans un système de moyens, de toute connaissance [désintéressée] qui devient ainsi disponible » 60 [1918c, p. 4]. Il reste toutefois à définir les conditions dans lesquelles cet instinct est susceptible d’utiliser le produit de la curiosité désintéressée des hommes à des fins pratiques.

Notes
55.

« It consists of a body of scholars and scientists, each and several of whom necessarily goes to his work on his on initiative and pursues it on his own way. This work necessarily follows an orderly sequence and procedure, and so takes on a systematic form, of an organic kind ».

56.

« The objective end is a theoretical organization, a logical articulation of things known, the lines of which must […] run true to the canons of reality accepted at the time ».

57.

Cet aspect de la théorie veblenienne de la connaissance doit beaucoup, pensons-nous, à l’influence de la philosophie kantienne sur la pensée de Veblen (voir infra chap. 2, 2.1.).

58.

« It affords the norms, or the scheme of criteria and canons of verity, according to which the ascertained facts will be construed and connected up in a body of systematic knowledge ».

59.

« A good share of the facts taken cognisance of under the spur of curiosity is of no effect for workmanship or for technological insight, and that any of it should be found serviceable is substantially a fortuitous circumstance ».

60.

« The instinct of workmanship will unavoidably incline men to turn account, in a system of ways and means, whatever knowledge so becomes available ».