2.3. Les conditions de mobilisation de la connaissance désintéressée à des fins industrielles

Cette question s’inscrit dans la vaste problématique des interactions entre la connaissance désintéressée et la connaissance technique. De façon générale, ces deux types de connaissance entretiennent des rapports différents avec les conditions réelles d’existence les plus immédiates. Alors que la connaissance technique est fondamentalement orientée vers l’action et donc ancrée dans les réalités matérielles, la connaissance désintéressée, quant à elle, relève directement des institutions en vigueur. Ainsi, « la connaissance théorique d’un niveau supérieur [...] est un ensemble d’habitudes de pensée qui reflètent les habitudes de vie incarnées dans la structure institutionnelle de la société, alors que les généralisations d’un niveau inférieur, celles qui s’en tiennent aux faits, les généralisations de l’efficacité courante, […] reflètent les habitudes de vie au travail, telles qu’elles sont imposées par les exigences matérielles ordinaires sous lesquelles les hommes vivent » 61 . Il en résulte deux conséquences étroitement dépendantes l’une de l’autre. La première est qu’il existe, d’un point de vue synchronique, un décalage entre les conditions matérielles d’existence et la connaissance technique qui leur est associée d’une part, et la connaissance désintéressée d’autre part. Cet écart tient au fait que « la structure des institutions s’interpose entre les exigences matérielles de la vie et le schème spéculatif des choses [i.e. la connaissance désintéressée] » 62 [1908b, p. 44]. La seconde conséquence est que ce décalage confère à l’esprit humain un cadre propice à l’expression de sa créativité : « aux niveaux supérieurs, la spéculation est plus libre, l’esprit créatif a une certaine latitude car son cheminement n’est pas aussi immédiatement et sévèrement contrôlé par les faits matériels » 63 [1908b, p. 43]. Dès lors, les conditions de possibilité d’un rapprochement entre la connaissance désintéressée et le savoir technique passent nécessairement par la variable des institutions. En d’autres termes, la convergence de ces deux types de connaissances suppose que la structure institutionnelle de la société reflète, aussi fidèlement que possible, « les habitudes de vie dans le travail, imposées par les exigences matérielles ordinaires sous lesquelles les hommes vivent ».

C’est bien en ces termes que Veblen explique le rapprochement, très récent à l’échelle de l’humanité, entre la connaissance technique et la forme contemporaine de la connaissance désintéressée qu’est la science moderne. En effet, « si la structure institutionnelle, le schème de vie de la communauté, change de telle sorte que l’expérience du travail quotidien se trouve jetée au premier plan de l’attention et que l’intérêt habituel des gens se concentre sur les relations matérielles immédiates des hommes aux réalités brutes, alors il est probable que l’écart entre le domaine spéculatif de connaissance d’une part, et les généralisations factuelles courantes d’autre part, se réduise et que les deux champs de connaissances convergent plus ou moins efficacement sur un terrain commun » 64 [1908b, p. 46]. Or, selon Veblen, la science moderne tire précisément son objet, sa méthode et ses critères de validité de l’impact qu’a eu le développement du machinisme sur l’évolution institutionnelle des pays occidentaux au XIXe siècle 65 . En particulier, la science a retenu des institutions (c’est-à-dire des habitudes de pensée socialement partagées) issues des transformations industrielles du XIXe siècle, la nécessité de traiter de « faits impersonnels », « selon une démarche qui s’en tient aux faits » [1918c, p. 55]. Aussi, « il n’est pas d’époque antérieure où la corrélation entre la science et la technologie ait été plus étroite » 66 [1914, p. 322]. En définitive, c’est donc bien le développement des institutions contemporaines qui a mis l’instinct du travail bien fait en situation de mobiliser la science au service du progrès technique, alors même que « ces buts utiles se situent hors de l’intérêt du scientifique » [1906a, p. 17].

C’est sans doute dans le chapitre x de son dernier ouvrage, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times, que Veblen [1923] a souligné avec le plus d’insistance la contribution des sciences matérielles modernes au développement des techniques. Veblen [1923, p. 259] introduit à cette occasion une définition de « l’industrie mécanique » comme « science appliquée techniquement ». En outre, il affirme, de façon équivoque, que «  l’état des arts industriels , tel qu’il se manifeste dans les activités de l’industrie mécanique, est une technologie de la physique et de la chimie. C’est-à-dire qu’il est régi par la même logique que les laboratoires scientifiques  » 67 [1923, p. 261, nous soulignons] 68 . Malgré l’ambiguïté de cette tournure, nous ne pensons pas que Veblen [1923] ait fondamentalement remis en cause la typologie des connaissances qu’il avait élaborée dans ses articles épistémologiques [1906a ; 1908b] et synthétisée dans son ouvrage sur le système universitaire américain [1918c]. En effet, il n’en vient jamais à affirmer que la production scientifique répondrait au même mobile que la connaissance technique. Ainsi, l’industrie mécanique n’est pas identifiée directement à la science mais à son application technique. Si « l’ingénieur […] se nourrit » des « sciences matérielles de la physique et de la chimie » [1923, p. 255], il ne doit pas, pour autant, être assimilé au chercheur en sciences physiques ou chimiques, puisque son action n’est pas simplement motivée par une curiosité désintéressée. En réalité, Veblen [1923] se contente principalement de développer la thèse, déjà présente dans ses écrits antérieurs, selon laquelle la connaissance technique et la science modernes traitent d’un même type de phénomènes, selon une méthode similaire. Toutes deux sont attentives à l’action des « forces brutes », c’est-à-dire « objectives », à l’œuvre dans un quelconque processus et les appréhendent de « façon impersonnelle » [1923, p. 262]. De ce point de vue, le rapprochement entre la science et la technique témoigne avant tout d’un écart croissant entre chacune d’elles et la connaissance pragmatique dont les hommes d’affaires sont la principale incarnation dans le capitalisme moderne. En effet, « il est aussi primordial, dans les deux cas, d’éliminer ‘l’équation personnelle’, de permettre au processus de se déployer et de laisser les forces à l’œuvre produire leur effet de façon totalement impartiale, sans entrave ou détournement pour quelque fin, intérêt ou gain personnels que ce soit » 69 [1923, p. 262]. Comme nous allons le voir à présent, cette affirmation peut être entendue comme l’expression de la nature sociale du savoir technique.

Notes
61.

« The higher theoretical knowledge [...] is a complex of habits of thought which reflect the habits of life embodied in the institutional structure of society ; while the lower, matter-of-fact generalisations of work-day efficiency […] reflect the workmanlike habits of life enforced by the commonplace material exigencies under which men live ».

62.

« The fabric of institutions intervenes between the material exigencies of life and the speculative scheme of things ».

63.

« On the higher levels speculation is freer, the creative spirit has some scope, because its excursions are not so immediately and harshly checked by material facts ».

64.

« If the institutional fabric, the community’s scheme of life, changes in such a manner as to throw the work-day experience into the foreground of attention and to center the habitual interest of the people on the immediate material relations of men to the brute actualities, then the interval between the speculative realm of knowledge, on the one hand, and the work-day generalisations of fact, on the other hand, is likely to lessen, and the two ranges of knowledge are likely to converge more or less effectually upon a common ground ».

65.

Ce point sera développé plus spécifiquement infra chap. 2, 1.3.2.

66.

« At no earlier period has the correlation between science and technology been so close ».

67.

« The state of the industrial arts, as it runs on the lines of the mechanical industry, is a technology of physics and chemistry. That is to say, it is governed by the same logic as the scientific laboratories ».

68.

Cette citation est notamment relevée par Lekachman [1967, pp. xiii-xiv], laquelle illustre, selon lui, le fait que Absentee Ownership a été l’occasion pour Veblen, d’évaluer, de façon « intelligente », « le rôle nouveau de la science moderne, en tant qu’allié de l’instinct du travail bien fait et du processus de la machine ».

69.

« In both cases alike it is of the first importance to eliminate the ‘personal equation’, to let the work go forward and let the forces at work take effect quite objectively, without hindrance or deflection for any personal end, interest, or gain ».