3.1. Nature instrumentale et sociale de la connaissance technique

Nous avons déjà relevé les dimensions instrumentale et sociale de la conception veblenienne des connaissances techniques. Il importe néanmoins de revenir sur cette double caractéristique pour en préciser le contenu et mieux en saisir les enjeux. De façon générale, l’approche veblenienne de la connaissance technique peut être synthétisée de la façon suivante : « partout où l’on rencontre une communauté humaine, comme par exemple chez n’importe quel peuple de culture primitive, on la trouve en possession d’un certain savoir technique – savoir utile et nécessaire pour se procurer de quoi vivre […]. Elle possède toujours aussi, associée à ce savoir technique, une connaissance qui s’en tient aux faits des propriétés physiques des matériaux dont les hommes font usage pour se procurer leurs moyens de subsistance, dépassant ce que tout individu a appris ou peut apprendre, par sa seule expérience personnelle » 70 [1908c, p. 325]. Ainsi, toute société, quel que soit son niveau de développement, dispose d’un stock de connaissances techniques, plus ou moins étendu, qui indique à l’homme comment utiliser son environnement naturel pour satisfaire ses besoins matériels.

Dans la perspective veblenienne, la connaissance technique est de type instrumental, en ce qu’elle est l’indispensable moyen d’adaptation de l’homme à son milieu de vie. Comme le résume Murray G. Murphey [1990, p. xxxviii], « le contrôle que l’homme exerce sur son environnement matériel s’accroît à mesure que sa connaissance [technique] augmente ». Cela explique le caractère largement « empirique » de cette forme de connaissance [1914, p. 57]. En effet, elle ne saurait satisfaire à sa fonction d’adaptation, à moins de constituer une connaissance« qui s’en tient aux faits », « en rapport avec l’expérience du travail quotidien » [1908b, p. 43]. Néanmoins, cette forte dimension empirique ne doit pas occulter le caractère structuré de ce savoir. Ainsi, Veblen [1908b, p. 41] considère que le champ de la connaissance technique tend à former un « système de généralisations » qui relèvent d’une « connaissance théorique ». Autrement dit, bien qu’étant en relation directe avec le monde sensible, la connaissance technique est irréductible à une donnée immédiate de l’esprit humain ; celui-ci tend à la structurer en un ensemble dont « la cohérence méthodique » est plus ou moins forte selon le degré de développement de la société [1914, p. 60].

Par ailleurs, Veblen insiste sur la nature éminemment sociale de la connaissance technique. Ainsi, le progrès technique doit toujours être appréhendé à l’échelle de la société dans son ensemble et non d’un individu donné. En effet, c’est la société en tant que telle qui est garante de la conservation, de l’accroissement et de la transmission intergénérationnelle des connaissances techniques. Celles-ci constituent « les actifs intangibles de la communauté » [1908c, p. 325], c’est-à-dire son « équipement immatériel d’informations technologiques » [1914, p. 277]. Car « c’est, pourrait-on dire, le groupe dans son ensemble en tant que [capacité] collective qui le détient, dans toute son étendue, comme un fonds commun » 71 [1908c (1971), p. 109]. Pour autant, il ne s’agit nullement de dénier aux individus tout rôle dans le processus d’accumulation des connaissances techniques. Ce point mérite d’être souligné, tant il est vrai que la pensée veblenienne a souvent été taxée d’« hyper-culturalisme ». Cette critique fondamentale déborde notre propos immédiat et nous aurons maintes occasions de la reconsidérer au cours de notre travail. Pour l’heure, on notera simplement que, selon Veblen [1908c (1971), pp. 110-111], « l’expérience, l’expérimentation, l’habitude, la connaissance, l’initiative, sont des faits de l’existence individuelle et tout le fonds commun de la communauté en provient nécessairement. La possibilité qu’a ce fonds commun de croître dépend de la faculté qu’a l’individu d’accumuler les connaissances acquises par l’expérience et l’initiative individuelles ; elle dépend donc de la faculté qu’a chaque individu d’apprendre à partir de l’expérience d’autrui » 72 . En d’autres termes, l’accumulation des connaissances techniques et le développement des arts industriels sur laquelle il repose, dérivent des relations d’interdépendance entre l’individu et la société. Ils résultent entièrement d’initiatives individuelles, lesquelles sont, à leur tour, étroitement dépendantes du contexte social et notamment du fonds commun de connaissances préexistant dans la société. Comme le résume Hodgson [2003b, p. 220] en s’appuyant sur la citation ci-dessus, « l’apprentissage est donc potentiellement un processus de feed-back positif entre l’individu et la société ». Dans cette perspective, ce sur quoi insiste particulièrement notre auteur est l’idée selon laquelle il n’est d’invention technique (individuelle) qu’incrémentale [1914, pp. 103-104]. En effet, l’apport d’un individu au stock de connaissances techniques est toujours minime relativement à la masse de connaissances que la société lui a transmise et sur laquelle il s’est appuyé pour inventer. Ainsi, « les initiatives et les entreprises technologiques des individus, telles qu’elles apparaissent par exemple dans les inventions et les découvertes de techniques et de méthodes nouvelles et meilleures, continuent et étendent la sagesse accumulée dans le passé. L’initiative individuelle ne peut réussir hors du terrain que lui offre le fonds commun, et ses résultats n’ont d’effets que s’ils représentent un accroissement de ce fonds commun. Les inventions et les découvertes ainsi faites incarnent toujours une telle part de ce qui est déjà donné que la contribution créatrice de l’inventeur est négligeable en comparaison » 73 [1908c (1971), p. 111].

Notes
70.

« Wherever a human community is met with, as, e.g., among any of the peoples of the lower cultures, it is found in possession of something in the way of a body of technological knowledge, – knowledge serviceable and requisite to the quest of a livelihood […]. Coördinate with this knowledge of ways and means, there is also uniformly present some matter-of-fact knowledge of the physical behavior of the materials with which men have to deal in the quest of a livelihood, beyond what any one individual has learned or can learn by his own experience alone ». Notre traduction prend appui sur [1908c (1971), p. 108].

71.

« It is held as a common stock, pervasively, by the group as a body, in its corporate capacity, as one might say » [1908c, p. 326].

72.

« Experience, experimentation, habit, knowledge, initiative, are phenomena of individual life, and it is necessarily from this source that the community’s common stock is all derived. The possibility of its growth lies in the feasibility of accumulating knowledge gained by individual experience and initiative, and therefore it lies in the feasibility of one individual’s learning front the experience of another » [1908c, p. 328].

73.

« The initiative and technological enterprise of individuals, such, e.g., as shows itself in inventions and discoveries of more and better ways and means, proceeds on and enlarges the accumulated wisdom of the past. Individual initiative has no chance except on the ground afforded by the common stock, and the achievements of such initiative are of no effect except as accretions to the common stock. And the invention or discovery so achieved always embodies so much of what is already given that the creative contribution of the inventor or discoverer is trivial by comparison » [1908c, p. 328].