3.2. De la connaissance technique à l’analyse veblenienne de la production

La nature à la fois instrumentale et sociale des connaissances techniques est fondamentale pour saisir la conception veblenienne du phénomène de production, dont les principales bases sont jetées dès ses premiers écrits économiques : « la production prend place uniquement dans la société – seulement à travers la coopération d’une communauté industrielle. Cette communauté industrielle peut être grande ou petite. En général, ses limites sont mal définies, mais elle comprend toujours un groupe suffisamment important pour contenir et transmettre les traditions, les outils, la connaissance technique et les usages sans lesquels il ne peut exister d’organisation industrielle, ni de relation économique entre individus, ou entre des individus et leur environnement. L’individu isolé n’est pas un agent productif. […] Aucune production n’est possible sans connaissance technique […] ; et il n’existe pas de connaissance technique hors d’une communauté industrielle » 74 [1898c, p. 34]. La production est, à l’instar du progrès technique, un phénomène qui ne peut être correctement appréhendé qu’à l’échelle d’une société donnée. La capacité productive de l’homme dérive directement du fonds commun de connaissances techniques de la société dans laquelle il vit. En d’autres termes, la façon de produire et la quantité de biens susceptibles d’être produits par les individus ne sont que l’expression de l’état des arts industriels de la société à laquelle ils appartiennent 75 .

Cette thèse est une pièce maîtresse de la critique veblenienne des théories néoclassiques de la production 76 . En effet, elle conduit notre auteur à rejeter la conception communément admise selon laquelle toute production serait le résultat d’une combinaison de facteurs définis a priori (voir, par exemple, [1901, p. 279]). Selon Veblen, l’origine de la production ne doit être cherchée ni dans la terre, ni dans les biens de production, ni même dans le travail en tant que tel, mais dans les connaissances techniques qui permettent de mobiliser ces facteurs dans le processus productif et leur confèrent, par là même, le statut d’intrant. Il convient donc de considérer la notion de « facteur de production » dans une perspective historique, en la rattachant systématiquement à un état particulier du savoir technique. Comme l’affirme McCormick [1989, p. 661], « selon Veblen, les ‘biens capitaux’ [i.e. les biens productifs] sont simplement les moyens de mettre en œuvre la connaissance de la société ; ils ne sont pas ‘productifs’ en soi ou d’eux-mêmes ». En outre, cette idée concerne non seulement les biens de production matériels mais aussi la terre et le travail. D’une part, Veblen [1908c (1971), p. 119] affirme que « toute parcelle de terre n’a les capacités [productives] qu’elle possède que dans une situation technologique donnée, selon le type de techniques en vigueur. En d’autres termes, elle n’est utile que parce que les hommes ont appris à l’utiliser, à la manière dont ils l’utilisent et dans la mesure où ils l’utilisent. C’est ce qui la fait entrer dans la catégorie de la ‘terre’, économiquement parlant » 77 . D’autre part, l’être humain lui-même n’est un agent productif que dans les limites établies par l’état des arts industriels [1914, pp. 138-145]. Le concept économique de travail suppose l’existence d’un fonds commun de savoir technique que les individus sont capables d’exploiter. En l’absence d’un tel stock de connaissances, l’homme est réduit à sa plus simple expression, celle de l’animalité. Or, tout processus productif, en tant qu’il intéresse l’économiste, est irréductible au simple déploiement des « forces brutes de l’animal humain » [1908c, p. 349-351]. En résumé, « les appareils et le matériel industriels (les actifs tangibles), de même que la main d’œuvre industrielle, sont des moyens productifs parce que, et dans la mesure où la pratique et la connaissance industrielle accumulée les ont faits tels » 78 [1923, p. 68]. Enfin, il convient de se pencher sur les facteurs déterminant l’accumulation des connaissances techniques.

Notes
74.

« Production takes place only in society – only through the co-operation of an industrial community. This industrial community may be large or small ; its limits are commonly somewhat vaguely defined ; but it always comprises a group large enough to contain and transmit the traditions, tools, technical knowledge, and usages without which there can be no industrial organisation and no economic relation of individuals to one another or to their environment. The isolated individual is not a productive agent. […] There can be no production without technical knowledge […]. And there is no technical knowledge apart from an industrial community ».

75.

Il est frappant de constater à quel point Veblen est demeuré fidèle à cette approche de la production, et ce jusqu’à ses derniers écrits (cf. par exemple [1923, pp. 62-65]).

76.

Nous n’abordons ici que quelques éléments de critique découlant directement de l’approche veblenienne des connaissances techniques. En réalité, celle-ci a de multiples implications qui seront exposées ultérieurement, en particulier quant à la théorie néoclassique de la répartition (cf. infra chap. 3, 2.2.3.).

77.

« It is only within the given technological situation, the current scheme of ways and means, that any parcel of land has such productive powers as it has. It is, in other words, useful only because, and in so far, and in such manner, as men have learned to make use of it. This is what brings it into the category of ‘land’, economically speaking » [1908c, pp. 337-338].

78.

« Industrial appliances and materials (tangible assets), as well as the industrial man-power, are productive agencies because and so far as the accumulated industrial knowledge and practice make them so ».