3.3. Les conditions de l’accumulation des connaissances techniques

Comme nous l’avons souligné précédemment (supra 1.1. dans ce chapitre), c’est l’instinct du travail bien fait qui exerce l’action la plus directe sur l’accumulation du savoir technique, en ce qu’il « pousse les hommes à considérer d’un œil favorable l’efficacité productive et tout ce qui peut servir l’humanité » 79 [1899a, p. 93]. Ainsi, cet instinct est à l’œuvre dans la production de toute connaissance visant à améliorer l’adaptation matérielle de l’homme à son milieu de vie, c’est-à-dire dans la production de toute connaissance technique. Par ailleurs, l’accumulation de connaissances est toujours soumise à l’influence des institutions en vigueur. Celles-ci valorisent plus ou moins tel ou tel instinct et, partant, telle ou telle forme de connaissance. Autrement dit, le rythme du progrès technique différera selon que les institutions prévalant dans la société encouragent ou inhibent l’expression de l’instinct du travail bien fait.

Toutefois, l’approche veblenienne de l’accumulation des connaissances techniques est irréductible à cette seule causalité. Le jeu des interactions entre les instincts et les institutions est à l’origine de dynamiques plus complexes. En particulier, lorsque les institutions en vigueur valorisent d’autres propensions que l’instinct du travail bien fait, celui-ci peut être « contaminé » par ces autres inclinations. Dans ce cas, bien que la connaissance acquise sous l’impulsion de ces instincts ne soit pas une connaissance issue de l’expérience au travail et « qui s’en tient aux faits » 80 , elle n’en sera pas moins assimilée à celle-ci et amalgamée dans le fonds commun de savoir technique de la société. Ainsi, « les habitudes acquises de quelque expérience que ce soit, sous l’impulsion d’une disposition instinctive donnée quelle qu’elle soit, influeront sur la conduite et les finalités du travailleur dans toutes ses pratiques au travail, de sorte que le progrès dans le domaine technologique n’est nullement un produit du seul instinct du travail bien fait » 81 [1914, p. 40]. Le progrès technique sera d’autant plus affecté par ces habitudes de pensée, « cette masse d’informations étrangères [à l’expérience au travail] », qu’elles en viendront elles-mêmes à prendre une nature institutionnelle, c’est-à-dire sociale et relativement inerte. Le développement des arts industriels se trouvera alors entravé par le renforcement mutuel d’instincts et d’institutions contraires à l’accumulation du savoir technique. Ainsi, la persistance au XXe siècle d’« habitudes de pensée conformistes, sentimentales, religieuses et magiques » demeure-t-elle un obstacle à l’essor des techniques. En effet, « la technologie de la physique et de la chimie pâtit […] d’une sorte de handicap, dans un environnement institutionnel imprégné d’une logique étrangère à la sienne et hostile à son libre développement » 82 [1923, p. 281].

En outre, le progrès technique peut aussi être contrarié par « l’auto-contamination de l’instinct du travail bien fait lui-même » [1914, p. 52]. Celle-ci s’exprime dans l’anthropomorphisme (ou l’animisme) qui constitue pour Veblen l’une des manifestations les plus répandues dans l’histoire de la connaissance. Globalement, l’anthropomorphisme consiste à appréhender tout phénomène de façon téléologique, comme s’il était régi par des forces semblables à la volonté humaine. « L’auto-contamination de l’instinct du travail bien fait » en est l’une des principales causes (bien qu’elle n’en soit pas la seule), en ce qu’elle conduit l’homme à interpréter le monde dans son ensemble en termes de « travail bien fait ». Autrement dit, il s’agit d’imputer aux phénomènes une finalité préétablie, comparable à celle qui gouverne l’être humain au travail : « les faits observés sont conçus comme la manifestation d’un travail bien fait, si bien que la logique du travail bien fait devient la logique des événements » 83 [1914, p. 54]. Si ce n’est le fait qu’elles dérivent l’une et l’autre du même instinct, cette imputation de finalité aux phénomènes observés n’a rien à voir avec la téléologie inhérente à la nature instrumentale de la connaissance technique. A priori, l’anthropomorphisme devrait être une entrave au progrès technique dans la mesure où il détourne les hommes d’une connaissance empirique qui s’en tiendrait aux faits. En réalité, l’histoire montre que des conceptions anthropomorphiques relevant d’une connaissance désintéressée ont pu se développer parallèlement à l’accumulation de connaissances strictement techniques [1914, p. 55-58]. Plus précisément, l’animisme a certes contrarié la croissance du savoir technique, mais de façon différenciée selon les secteurs d’activité. Son poids s’est ainsi fait sentir beaucoup plus fortement dans le domaine des « arts mécaniques » en général que dans celui de l’agriculture et de l’élevage [1914, pp. 62-84]. En effet, « la propension des travailleurs à imputer un tempérament consciencieux (téléologique) aux phénomènes ne conduit pas à une connaissance aussi éloignée de la vérité quand elle s’applique aux êtres animés que lorsqu’elle porte sur la matière brute » 84 [1914, p. 80].

Après avoir successivement rendu compte des formes technique et désintéressée de savoir, nous achevons notre exposé du triptyque veblenien de la connaissance par une analyse du savoir pragmatique au sens de notre auteur.

Notes
79.

« That instinct disposes men to look with favour upon productive efficiency and on whatever is of human use ».

80.

Veblen [1914, p. 40] parle à cet égard de « pseudo-information » ou de « connaissance pseudo-utile ». Ces termes désignent notamment la connaissance pragmatique fondée sur les instincts de rivalité (voir infra section 4 dans ce chapitre).

81.

« The habits formed in any line of experience, under the guidance of any given instinctive disposition, will have their effect on the conduct and aims of the workman in all his work and play ; so that progress in technological matters is by no means an outcome of the sense of workmanship alone ».

82.

« The technology of physics and chemistry, therefore, works under something of a handicap, in an institutional environment imbued with a logical bias that is alien to its bent and inhospitable to its free growth ».

83.

« The facts of observation are conceived as facts of workmanship, and the logic of workmanship becomes the logic of events ».

84.

« The propensity of workmanlike men to impute a workmanlike (teleological) nature to phenomena does not leave the resulting knowledge of these phenomena so wide of the mark in the case of animate nature as in that of brute matter ».