4.1. Sens large et acception restreinte du terme « pragmatique »

Le savoir pragmatique est sans doute la forme de connaissance introduite par Veblen la plus difficile à interpréter. Le fait qu’il ne confère pas toujours le même sens au mot « pragmatic » et qu’il n’utilise pas toujours cet adjectif pour désigner ce type de connaissance la rend souvent difficile à identifier dans ses écrits. De façon générale, notre auteur emploie le terme « pragmatic » de deux façons différentes au moins, ces deux usages étant introduits d’une manière relativement confuse dans « The Place of Science in Modern Civilisation » [1906a]. Au sens large, d’une part, est pragmatique ce qui sert une finalité pratique quelle qu’elle soit. Selon cette définition, pragmatique est synonyme d’instrumental. Cette acception du terme correspond globalement à celle utilisée par les tenants du pragmatisme philosophique, en particulier dans ses aspects psychologiques 85  : « dans la mesure où ils traitent de problèmes pédagogiques et de la théorie de l’éducation, les psychologues contemporains affirment presque unanimement que tout apprentissage est de nature ‘pragmatique’, […] que toute connaissance est ‘fonctionnelle’, c’est-à-dire qu’elle est de nature utilitaire » 86 [1906a, p. 5]. On notera, cependant, que Veblen [1906a, pp. 8-9n.] distingue sa propre définition de la connaissance pragmatique au sens large, de celle des « psychologues pragmatistes », pour autant que leur conception de la connaissance pragmatique est étendue aux représentations anthropomorphiques que l’homme a élaborées dans l’histoire. Veblen rejette cette définition très englobante dans la mesure où l’animisme ne relève pas, selon lui, d’une connaissance instrumentale, la connaissance pragmatique au sens large, mais désintéressée. Dès lors, qualifier les explications anthropomorphiques du monde de « pragmatiques » constituerait un usage « ambigu » [1906a, p. 8n.] sinon « naïf » [1906a, p. 12] de ce terme.

D’autre part, Veblen introduit une définition restreinte de la connaissance pragmatique. Cette acception limite l’usage du mot « pragmatic » à la qualification de savoirs visant exclusivement l’intérêt personnel. Dans « The Place of Science in Modern Civilisation », le passage de la connaissance pragmatique au sens large, à son acception restreinte prend la forme d’un glissement sémantique qui n’est clairement explicité que dans une note de l’essai : « tel qu’il est couramment employé, le terme ‘pragmatique’ désigne à la fois le comportement visant l’avantage préférentiel de l’agent, c’est-à-dire le comportement opportuniste, et le travail bien fait orienté vers la production de choses qui peuvent ou non être profitables à l’agent. Si le terme est entendu dans sa seconde acception, la culture de l’époque moderne n’est pas moins ‘pragmatique’ que celle du Moyen â ge. Notre intention est de l’utiliser ici dans sa première acception » 87 [1906a, p. 13n.]. En bref, la connaissance pragmatique au sens large englobe à la fois la connaissance technique et la connaissance pragmatique au sens restreint. Sauf mention contraire, c’est à ce sens restreint que nous nous réfèrerons (et que nous nous sommes référé jusqu’alors) lorsque nous utiliserons (et avons utilisé) l’expression « connaissance pragmatique ». De fait, il est un élément fondateur du triptyque de la connaissance que nous avons exposé précédemment (cf. supra section 1 dans ce chapitre).

Par ailleurs, il est à noter que Veblen utilise très rarement le terme « pragmatic knowledge » dans ses écrits. Il convient donc d’identifier les autres expressions auxquelles il a recourt pour désigner la connaissance pragmatique, en admettant que son analyse de 1906 [1906a] ne constitue pas une singularité dans son œuvre. Or, nous avons déjà souligné que l’ouvrage The Higher Learning in America [1918c] reprenait et développait les thèses avancées par Veblen dans « The Place of Science in Modern Civilisation » [1906a]. Le recoupement de ces textes montre que, s’il est un terme utilisé par Veblen qui laisse peu de doute quant à sa contiguïté sémantique avec l’expression « pragmatic knowledge », c’est celui de « worldly wisdom ». Dès 1906, Veblen [1906a, pp. 8, 9n., 16, 19, 20, 23] emploie cette locution comme un synonyme de la connaissance pragmatique, le plus souvent entendue dans son acception restreinte 88 . En outre, la façon dont il l’utilise dans ses travaux postérieurs (voir notamment [1914, pp. 51, 173, 191, 199, 345 ; 1918c, pp. 44, 138, 145, 149-150]) ne fait que confirmer cette proximité de sens. Plus précisément, nous traduirons, selon le contexte, l’expression « worldly wisdom » soit par « esprit pragmatique » soit par « savoir pragmatique », dans la mesure où notre auteur utilise indifféremment ce terme pour désigner tantôt une disposition mentale, tantôt le produit de cette inclination.

Notes
85.

Lorsqu’il fait mention de la philosophie pragmatiste (cf. infra chap. 2, 2.2.), c’est principalement à la psychologie fonctionnelle qui lui est apparentée [Dorfman, 1963b, pp. 20-21 ; Ross, 1991, pp. 154-155] que renvoie Veblen. Ainsi, se réfère-t-il à « l’école ‘pragmatique’ des psychologues » [1906a, p. 5] (voir aussi [1914, p. 54]) qu’il identifie notamment à William James dont il cite fréquemment les Principles of Psychology. De fait, celui-ci fut à la fois l’un des principaux fondateurs de la philosophie pragmatiste et l’un des artisans essentiels de la psychologie fonctionnelle des instincts et des habitudes qui a fortement influencé la théorie veblenienne des comportements humains (cf. infra partie 3).

86.

« In dealing with pedagogical problems and the theory of education, current psychology is nearly at one in saying that all learning is of a ‘pragmatic’ character ; [...] that all knowledge is ‘functional’ ; that it is of the nature of use ».

87.

« As currently employed, the term ‘pragmatic’ is made to cover both conduct looking to the agent’s preferential advantage, expedient conduct, and workmanship directed to the production of things that may or may not be of advantage to the agent. If the term be taken in the latter meaning, the culture of modern times is no less ‘pragmatic’ than that of the Middle Ages. It is here intended to be used in the former sense ».

88.

Les emplois des pages 8 et 9n. sont les seules exceptions de ce point de vue, Veblen utilisant alors l’expression « worldly wisdom » pour désigner la connaissance pragmatique au sens large. Le terme « wordly wisdom » n’échappe donc pas totalement à l’ambiguïté qui caractérise l’expression « pragmatic knowledge ».