4.2. La connaissance pragmatique : un produit des instincts de rivalité au service des « intérêts établis »

La connaissance pragmatique englobe tout savoir permettant de satisfaire l’intérêt personnel de celui qui la détient et en use, sans considération pour l’intérêt des autres membres de la société. Elle diverge, à ce titre, de la connaissance technique dont le caractère instrumental se situe à l’échelle de la société en tant que telle, voire de l’humanité dans son ensemble. De surcroît, là où la connaissance technique est un savoir empirique qui s’en tient aux faits, la connaissance pragmatique en appelle aux usages ancestraux et aux « vérités conventionnelles » [1904a, p. 311] 89 . « Dans [le] champ [de la connaissance pragmatique], le raisonnement s’oriente vers les questions d’avantages personnels quels qu’ils soient et la valeur des assertions débattues dans ce domaine est appréciée à l’aune de la vérité établie. Les droits personnels constituent l’objet de l’investigation et ces droits sont interprétés et justifiés en termes de précédents, d’usages et de coutumes, d’autorité consacrée et d’autres facteurs comparables » 90 [1906a, p. 20]. Si certains commentateurs [Dorfman, 1934, p. 260-263 ; Adorno, 1941, pp. 22-23 note 4 ; Broda, 1995, pp. 53, 171-172 ; Tilman, 1995, pp. 242, 248 note 2 ; 1996, pp. 185-187, 196 note 40 ; Diggins, 1999, pp. 80, 180-183] ont bien noté le fait que Veblen [1906a] définissait la connaissance pragmatique comme un savoir au service de « l’avantage préférentiel de l’agent », ils n’ont pas considéré cette idée de façon systématique, dans le cadre d’une analyse globale de la théorie veblenienne de la connaissance 91 . Or, la notion de connaissance pragmatique est, selon nous, un élément clé de la gnoséologie veblenienne, au même titre que la connaissance désintéressée d’une part, technique d’autre part.

à l’instar de celles-ci, le savoir pragmatique dérive d’un type particulier d’instinct : en l’occurrence les instincts de rivalité de l’homme (cf. infra chap. 5, 2.4.). En effet, Veblen [1906a, p. 22] considère que le développement de la connaissance pragmatique est typique de la culture barbare, alors que « la culture sauvage est caractérisée par l’absence relative de pragmatisme aux niveaux supérieurs de généralisation de ses connaissances et croyances » 92 [1906a, p. 25]. Or, c’est précisément l’affirmation des instincts de rivalité et l’apparition concomitante de la propriété privée qui marquent la transition entre « l’ère sauvage » et « l’ère barbare » des sociétés humaines 93 . Le fait que la connaissance pragmatique ait connu son essor durant le stade de développement « barbare » des sociétés laisse donc peu de doute quant à la relation étroite qu’elle entretient avec les instincts de rivalité. Selon Veblen [1918c, p. 25], « le barbare, quelle que soit son époque d’existence, est typiquement un pragmatiste absolu ». Ce tempérament qui admet comme seule motivation la recherche de « l’avantage individuel » conduit à regarder « les moyens de la vie [comme] la finalité de celle-ci ». Autrement dit, l’esprit pragmatique est mû par un désir insatiable d’accumulation de richesses qui se suffit à lui-même. Ainsi, sous « l’ère barbare », « les hommes, même les meilleurs d’entre eux, […] n’éprouvaient aucune honte à avouer que leur mobile de conduite le plus digne était une sollicitude illimitée pour leur propre salut et il ressortait clairement de toutes leurs spéculations qu’ils étaient incapables de considérer tout autre mobile ou sanction comme ultime dans quelque comportement que ce soit » 94 . En outre, dans la mesure où elle sert un intérêt personnel au détriment d’un autre, la connaissance pragmatique structure les rapports de pouvoir dans la société. D’une part, elle permet à l’individu qui la détient de prendre l’ascendant sur autrui dans une logique conflictuelle. En effet, « [le] produit intellectuel [de l’esprit pragmatique] est un ensemble de règles de conduite habiles, largement conçues pour tirer parti de l’infirmité humaine » 95 [1906a, p. 19]. De ce fait, la connaissance pragmatique est à la base de toutes formes d’assujettissement. D’autre part, elle rationalise et, par là même, cautionne les rapports de domination existants. Cette dimension de la connaissance pragmatique est cruciale pour l’analyse veblenienne de l’ordre social. Notre auteur considère, en effet, que la coercition ne suffit pas à expliquer la persistance des relations de statut, de subordination, voire d’oppression. Elle suppose des modes de légitimation qui peuvent conduire le subordonné, non seulement à accepter les règles d’organisation sociale en vigueur, mais à révérer les bénéficiaires du système comme s’ils en étaient les dispensateurs.

Notes
89.

Bien que Veblen n’ait introduit sa notion de connaissance pragmatique qu’en 1906, certains de ses écrits antérieurs en anticipent le contenu. Dans The Theory of Business Enterprise, le terme pragmatique n’est mentionné qu’une seule fois dans une obscure expression : « pragmatic romance » [1904a, p. 351n.]. Néanmoins, Veblen [1904a, pp. 310-312] oppose déjà dans cet ouvrage la connaissance « impersonnelle » fondée sur « les lois de la causalité matérielle », au savoir « conventionnel » assis sur « celles de la coutume immémoriale, du dogme [‘authenticity’], ou du point de vue autorisé [‘authoritative enactment’] ».

90.

« The reasoning in these fields turns about questions of personal advantage of one kind or another, and the merits of the claims canvassed in these discussions are decided on grounds of authenticity. Personal claims make up the subject of the inquiry, and these claims are construed and decided in terms of precedent and choice, use and wont, prescriptive authority, and the like ».

91.

Parmi ces commentateurs, Diggins [1999, pp. 180-183] est celui qui a fourni l’interprétation la plus fine de la conception veblenienne de la connaissance pragmatique. Reliant les deux principaux travaux de Veblen sur la question, « The Place of Science in Modern Civilisation » [1906a] et The Higher Learning in America [1918c], Diggins met en évidence les caractéristiques fondamentales de l’opposition entre la connaissance désintéressée et le savoir pragmatique. Malheureusement, il ne s’emploie pas à élargir cette analyse à la question de la connaissance technique de façon à offrir une représentation générale de la théorie veblenienne de la connaissance.

92.

« The savage culture is characterised by the relative absence of pragmatism from the higher generalisations of its knowledge and beliefs ».

93.

Veblen analyse l’évolution du monde occidental comme une succession de quatre stades, chacun correspondant à une phase relativement homogène d’un point de vue institutionnel (cf. infra chap. 6, 2.2.2). En bref, il décrit « l’ère sauvage » primitive de l’histoire humaine comme une période caractérisée par un environnement institutionnel pacifique ayant précédé l’apparition (au milieu du néolithique en Europe occidentale) d’une ère dite « barbare » durant laquelle les institutions exaltèrent la violence des rapports humains. La pacification progressive des institutions permit, à la fin du moyen âge, l’émergence de « l’ère artisanale », laquelle fut, à son tour, supplantée par la révolution industrielle et l’avènement de « l’ère des machines ».

94.

« The best of men […] were not ashamed to avow that a boundless solicitude for their own salvation was their worthiest motive of conduct, and it is plain in all their speculations that they were unable to accept any other motive or sanction as final in any bearing ».

95.

« Its intellectual output is a body of shrewd rules of conduct, in great part designed to take advantage of human infirmity ».