4.3. Les différentes manifestations de la connaissance pragmatique

Historiquement, l’une des manifestations les plus répandues de la connaissance pragmatique est l’art de la guerre. Cette forme est la plus typique de « l’ère barbare », tant il est vrai que, pour Veblen, cette période est caractérisée par un déchaînement de violence dans les rapports humains. Le motif déterminant des conflits propres aux débuts du stade barbare résiderait dans la poursuite, par chacun des membres de la communauté, de son intérêt individuel, plutôt que dans un « sentiment de la solidarité de groupe » ou de « l’intérêt commun » 96  : « le mobile qu’implique l’exploit prédateur est celui de l’intérêt personnel, une recherche de son propre avantage au détriment de l’ennemi […]. Et dans l’émulation introduite dans la communauté par la vie prédatrice et ses distinctions de richesse, il est probable que la fin de l’effort devienne l’avantage différentiel de l’individu en tant qu’il s’oppose à ses semblables, plutôt que l’avantage indifférencié du groupe dans son ensemble, par opposition aux groupes étrangers ou hostiles. Chacun des membres de la communauté en vient à œuvrer pour son propre intérêt en particulier, plutôt que pour un intérêt collectif dans le destin commun » 97 [1914, pp. 160-161]. Cependant, à mesure que les sociétés se développent et que les institutions se pacifient, la guerre fait appel à d’autres motivations que la recherche du strict intérêt personnel. Dans les sociétés contemporaines, la plupart des hommes ne manifestent pas spontanément un penchant particulier pour les hostilités. Aussi, « en l’absence de provocation particulière, la masse ordinaire de la population étant occupée à satisfaire d’autres mobiles et n’ayant pas d’inclination naturelle au combat pour lui-même, elle s’en désintéressera facilement pour se laisser aller à des habitudes de pensée pacifiques, si bien qu’elle en viendra ordinairement à penser les relations humaines, voire les relations internationales, en termes de paix, si ce n’est d’amitié » 98 [1915b, p. 60]. Dès lors, la persistance d’un état d’esprit belliqueux résulte, le cas échéant, des procédés de légitimation des conflits auxquels recourent un nombre restreint d’individus en vue de satisfaire leur propre intérêt au détriment du reste de la société.

Ainsi, c’est dans le patriotisme ou le nationalisme habilement entretenu par les « intérêts établis » de la politique et des « affaires » qu’il faudrait chercher l’origine de l’adhésion populaire à la guerre dans les sociétés capitalistes 99 . Selon Veblen [1917, pp. 75-76], en effet, « la principale utilisation matérielle du penchant patriotique des populations modernes semble […] être l’usage qu’en fait une classe limitée de personnes engagées dans le commerce extérieur ou dans des affaires qui entrent en concurrence avec l’industrie étrangère. Il sert leur gain privé en cautionnant efficacement une entrave au commerce international qui ne serait pas tolérée dans la sphère nationale. Ce faisant, il a aussi l’effet secondaire et plus funeste d’attiser la rivalité entre les nations et de susciter des revendications et des ambitions inconciliables n’ayant aucune valeur matérielle, mais un impact considérable dans le sens d’une incitation à la désunion internationale et à une rupture subséquente de la paix » 100 . Enfin, la guerre moderne n’est pas réductible à une conséquence involontaire de la manipulation du sentiment patriotique par les « intérêts établis », puisque « les opérations de guerre [elles-mêmes] sont entreprises, totalement ou en partie, en vue de préserver ou d’étendre la pratique des affaires » 101 [1917, p. 156].

Par ailleurs, une autre forme de connaissance pragmatique ayant joué un rôle de premier plan dans l’histoire de l’humanité a trait à la religion. Bien que la théologie relève a priori de la connaissance désintéressée en ce qu’elle vise à offrir une représentation systématique du monde, les objectifs au service desquels elle a été mise l’ont fait entrer, au moins en partie, dans le champ de la connaissance pragmatique. En effet, la soumission à un dieu relève, selon Veblen, de la même logique que la sujétion à une autorité séculière 102 , si bien que la piété a pu facilement être détournée au bénéfice d’un pouvoir temporel. « D’ailleurs, toutes ces autorités dynastiques qui visent la constitution d’un Royaume, la Puissance et la Gloire sont entourées d’un halo de divinité et c’est généralement une question vaine que de se demander où les pouvoirs dynastiques finissent et où l’invocation de la divinité commence. Il y a là une sorte de fusion » 103 [1917, p. 86]. De surcroît, les autorités ecclésiastiques elles-mêmes se sont souvent comportées comme un « intérêt établi », usant de la ferveur populaire pour asseoir le pouvoir des princes et en tirer des privilèges. Ainsi, « durant [la] période de formation des États, le prince devint un ‘souverain’ par la grâce de Dieu, de façon irrévocable. Le droit divin d’usufruit dont il disposait sur les basses couches de la population fut conçu et instauré grâce à la connivence intéressée de l’Église » 104 [1923, p. 25]. En définitive, là où son contemporain Émile Durkheim insiste sur la fonction de lien social remplie par la religion, Veblen souligne combien celle-ci peut être « source de prédation et d’exploitation légitimées » [Tilman, 2002b, p. 64]. Tous deux convergent, cependant, sur le constat de sécularisation des sociétés industrielles 105 .

Pour Veblen, la religion a largement cédé sa place aux compétences commerciales et financières, en tant que forme dominante de connaissance pragmatique dans les nations contemporaines. À cet égard, il affirme, de façon sarcastique, que « les principes des affaires sont les articles sacrés du credo séculier et [que] les méthodes des affaires constituent le rituel du culte séculier » 106 [1918c, p. 60]. à l’instar des autres formes de savoir pragmatique, la connaissance des « affaires » vise la satisfaction d’un intérêt personnel au détriment d’autrui. Selon Veblen [1923, p. 107], « les arts des affaires sont les arts du marchandage, de l’effronterie, du sens commercial, du faux-semblant ; ils sont orientés vers le gain de l’homme d’affaires aux dépens de la communauté dans son ensemble et dans le détail » 107 . La dernière partie de cette citation traduit deux niveaux d’analyse possibles des pratiques commerciales et financières. D’une part, la logique pécuniaire opposerait, « dans le détail », les hommes d’affaires entre eux dans une course au « gain différentiel », c’est-à-dire au plus grand profit possible relativement à celui des concurrents. De ce point de vue, le « jeu des affaires » est « à somme nulle » puisque « n’importe quelle entreprise donnée peut tirer profit des handicaps de ses concurrents ; ses gains différentiels devraient augmenter à mesure que les leurs diminuent » 108 [1925, p. 13]. D’autre part, la logique pécuniaire s’opposerait, « dans son ensemble », à l’intérêt général de la société que Veblen identifie à l’efficacité productive du système industriel. En effet, l’une des thèses centrales de l’analyse veblenienne du capitalisme est que la recherche du « gain pécuniaire » peut fortement entraver l’accroissement et l’amélioration de la production [1904a, p. 28]. Cela tient notamment au fait que les objectifs de profit visés par les hommes d’affaires imposent « un refus délibéré d’efficacité », c’est-à-dire un sous-emploi stratégique des facteurs de production « indispensable au maintien d’un marché rentable » [1921 (1971), pp. 1, 5] 109 . En définitive, que ce soit aux dépens des autres hommes d’affaires ou du reste de la société (consommateurs, employés, etc.), les compétences commerciales et financières viseraient toujours à tirer profit de « la faiblesse d’une partie », c’est-à-dire de « l’infirmité humaine » [1914, pp. 189-191].

Enfin, comme toute connaissance pragmatique, les arts des affaires s’appuient sur des dispositifs de légitimation qui assurent leur pérennité en dépit de leur impact néfaste sur le « bien commun ». Selon Veblen, la principale caution dont bénéficient les hommes d’affaires réside dans la norme juridique : « [cette] classe […] est aussi, de fait, investie des pouvoirs coercitifs de la loi. Le droit et les préconceptions populaires qui donnent à celui-ci sa force contraignante viennent soutenir l’usage et les prérogatives établis en la matière [i.e. en matière pécuniaire] » 110 [1917, p. 363]. Plus précisément, c’est la survivance d’une conception de la propriété comme droit naturel, héritée de « l’ère artisanale », qui confère, d’après Veblen, l’essentiel de leur légitimité aux « intérêts établis » des « affaires » [1914, pp. 340-342] 111 . En effet, la propriété ne relève pas d’une simple norme juridique, mais avant tout d’un modèle mental socialement partagé, une institution dont la prégnance tient largement à son antiquité. Cela explique qu’il soit si difficile aux hommes de se défaire de ce schème institutionnel, y compris à ceux qui en sont les premières victimes. Ainsi, « l’homme d’affaires qui gagne beaucoup à peu de frais, qui obtient quelque chose pour rien, est considéré par lui-même, aussi bien que par l’estime de ses voisins, comme un bienfaiteur public indispensable au bien-être de la communauté et comme contribuant au bien commun en proportion directe de la quantité qu’il a été capable d’amputer au produit agrégé » 112 [1914, p. 350].

L’objet de ce premier chapitre était de proposer une interprétation de la théorie veblenienne de la connaissance, considérée dans sa globalité. L’exercice de recomposition auquel nous nous sommes livré à cette fin nous a permis de mettre en évidence l’importance des fondements gnoséologiques du système de Veblen. Alors que la plupart des interprétations concluent à une structure dichotomique de sa théorie de la connaissance, nous avons, au contraire, défendu la thèse d’une analyse ternaire. Cette approche générale de la question gnoséologique va nous être utile à présent pour comprendre plus spécifiquement sa conception de la science.

Notes
96.

Ce penchant correspond à « l’instinct de sympathie sociale » (cf. infra chap. 5, 2.2.).

97.

« The animus entailed by predatory exploit is one of self-interest, a seeking of one’s own advantage at the cost of the enemy […]. And in the emulation which the predatory life and its distinctions of wealth introduce into the community, the end of endeavour is likely to become the differential advantage of the individual as against his neighbours rather than the undifferentiated advantage of the group as a whole, in contrast with alien or hostile groups. The members of the community come to work each for his own interest in severalty, rather than for an undivided interest in the common lot ».

98.

« In the absence of special provocation the commonplace body of the population, being occupied with other interests and having no natural bent for fighting in order to fight, will by easy neglect drift into peaceable habits of thought, and so come habitually to think of human relations, even of international relations, in terms of peace, if not of amity ».

99.

Selon les termes de Sweezy [1958a, p. 122], « le nationalisme s’inscrit dans la théorie d’ensemble de Veblen comme l’instrument utilisé par les intérêts établis pour contrôler les couches inférieures de la population [‘underlying population’] ». Cette idée sera préciséeinfra chap. 7, 2.2.1.

100.

« So that the chief material use of the patriotic bent in modern populations, therefore, appears to be its use to a limited class of persons engaged in foreign trade, or in business that comes in competition with foreign industry. It serves their private gain by lending effectual countenance to such restraint of international trade as would not be tolerated within the national domain. In so doing it has also the secondary and more sinister effect of dividing the nations on lines of rivalry and setting up irreconcilable claims and ambitions, of no material value but of far-reaching effect in the way of provocation to further international estrangement and eventual breach of the peace ».

101.

« Warlike operations are undertaken in whole or in part with a view to the protection or extension of business traffic ».

102.

Pour Veblen [1910, pp. 205-207], ce n’est pas un hasard si le principe de « non résistance » ou d’« humilité » sur lequel s’appuie la morale chrétienne est apparu dans le contexte de coercition brutale qui caractérise la naissance du christianisme.

103.

« Indeed, all these dynastic establishments that so seek the Kingdom, the Power and the Glory are surrounded with a penumbra of divinity, and it is commonly a bootless question where the dynastic powers end and the claims of divinity begin. There is something of a coalescence ».

104.

« In the course of this era of state-making the prince became a ‘sovereign’ by Grace of God, with tenure in perpetuity. His divine right to the usufruct of the underlying population was worked out and established by help of the interested connivance of the Church ».

105.

Pour autant, cette tendance n’exclut pas, à leurs yeux, la possibilité d’une résurgence du sentiment religieux. En outre, Veblen [1917, p. 86] relève que le mouvement de sécularisation n’a, jusqu’alors, quasiment pas touché les États dynastiques allemand et japonais, bien qu’ils aient atteint un degré élevé d’industrialisation.

106.

« Business principles are the sacred articles of the secular creed, and business methods make up the ritual of the secular cult ».

107.

« The arts of business are arts of bargaining, effrontery, salesmanship, make-believe, and are directed to the gain of the business man at the cost of the community, at large and in detail ».

108.

«  Any given business concern may profit by the disabilities of its competitors ; its differential gains stand to increase as theirs fall off ».

109.

Sans annihiler totalement la nature conflictuelle des relations entre hommes d’affaires, ceux-ci peuvent avoir un intérêt bien compris à coopérer dans cette entreprise de « sabotage ». La rivalité entre les « intérêts pécuniaires » peut alors céder le pas à des stratégies de collusion, lesquelles constituent, pour Veblen [1921, 1923], un phénomène notable dans l’évolution du capitalisme contemporain.

110.

« The class in whom this material interest vests are [sic] also, in effect, invested with the coercive powers of the law. The law, and the popular preconceptions that give the law its binding force, go to uphold the established usage and the established prerogatives on this head ».

111.

Nous aurons maintes occasions de préciser cette idée.

112.

« The businessman who gains much at little cost, who gets something for nothing, is rated, in his own as well as in his neighbours’ esteem, as a public benefactor indispensable to the community’s welfare, and as contributing to the common good in direct proportion to the amount which he has been able to draw out of the aggregate product ».