1.1. Nature et portée du relativisme veblenien

Il ressort de la typologie exposée dans le précédent chapitre que Veblen adhère à une définition très large de la connaissance, incluant à la fois le savoir technique et l’art des affaires, les compétences militaires tout autant que les légendes primitives, les théories scientifiques aussi bien que les systèmes religieux. Soulignant cette caractéristique, Murphey [1990, p. xxxiii-xxxiv] affirme, dans son introduction à une réédition de The Instinct of Workmanship [1914] : « parmi les croyances, le terme de connaissance est généralement réservé à celles qui sont vraies ; mais s’il en vient à inclure toutes les croyances que nous tenons pour vraies, il correspondra peu ou prou à ce que Veblen considérait comme la totalité de nos habitudes de pensée. […] Puisque les institutions sont des croyances qui sont partagées et enracinées dans le groupe, l’histoire des institutions est véritablement l’histoire de la connaissance ». Bien qu’elle mette l’accent sur un élément capital de l’approche veblenienne de la connaissance, cette interprétation demande à être nuancée. D’un côté, Murphey a très justement relevé son caractère relativiste. En effet, Veblen englobe dans la catégorie de la connaissance toutes les croyances qui sont ou ont été tenues pour vraies dans quelque société que ce soit. Autrement dit, si la connaissance se définit par la conformité à un critère de vérité, celui-ci est relatif à un contexte culturel particulier : toute croyance devient une connaissance dès lors qu’elle est couramment admise comme vraie dans une société donnée. Par là même, Murphey a raison d’affirmer que, pour notre auteur, la connaissance est de nature institutionnelle.

Cependant, dans la perspective veblenienne, cette analyse concerne exclusivement la connaissance désintéressée et non les autres formes de savoir. Telles que les conçoit Veblen, les connaissances techniques et pragmatiques doivent, par définition, remplir une fonction utilitaire. Aussi la vérité d’une connaissance technique réside-t-elle dans son aptitude à augmenter l’efficacité productive de la société et celle d’une connaissance pragmatique dans sa capacité à satisfaire l’intérêt personnel d’un individu aux dépens d’autrui. Certes, ces deux formes de connaissances sont loin d’être totalement étrangères aux institutions en vigueur : le rythme du progrès technique dépend des caractéristiques institutionnelles de la société et les connaissances pragmatiques ont une portée d’autant plus grande qu’elles sont à même de tirer parti des habitudes de pensée les plus invétérées dans le corps social. Néanmoins, contrairement à la connaissance désintéressée, les savoirs technique et pragmatique sont évalués selon un critère de vérité absolu et non relatif à une société donnée.

Cette différence fondamentale permet d’expliquer le fait que la connaissance désintéressée ait connu, dans l’histoire, des transformations beaucoup plus importantes que les deux autres types de savoir. Ainsi, « c’est aux niveaux supérieurs de généralisation spéculative qu’ont eu lieu les mutations les plus impressionnantes dans le développement de la pensée et que les changements de points de vue et les confrontations d’opinions ont poussé les hommes à analyser leurs idées et à en débattre, donnant, par là même, naissance à différentes écoles de pensée ». Inversement, « les généralisations qui s’en tiennent aux faits ont connu relativement peu d’aventures et ont laissé peu de champ à l’initiative intellectuelle et à la fantaisie dans les spéculations » 114 [1908b, p. 43]. De même, « la connaissance pragmatique des temps reculés diffère à peine, dans sa nature, de celle des phases de culture plus matures » 115 [1906a, p. 9].

C’est donc à une étude historique des différents systèmes de représentation du monde, élaborés sous la gouverne de l’instinct de curiosité désintéressée, que nous convie l’auteur. Dans cette analyse, la variable principale est l’environnement institutionnel dans lequel a eu lieu la production du savoir. En effet, la connaissance désintéressée créée dans une société donnée est soumise au contrôle sélectif de la matrice institutionnelle prévalant dans cette société (cf. supra chap. 1, 2.1.). Ainsi, pour être socialement validé, c’est-à-dire institutionnalisé, tout système de représentation du monde doit être cohérent avec les institutions en vigueur dans la société considérée. En définitive, si, comme le dit Murphey [1990, p. xxxiv], « l’histoire des institutions est véritablement l’histoire de la connaissance », elle est directement et avant tout l’histoire de la connaissance désintéressée. De même, la citation suivante de Kaplan [1958, p. 40] emporte toute notre adhésion, pour autant qu’elle concerne la connaissance désintéressée et non les autres formes de savoir : « à chaque système culturel existant à un moment donné, Veblen rattache la façon selon laquelle les gens pensent (entendue du point de vue des concepts et des schèmes conceptuels avec lesquels le monde est considéré), ce qui est vraisemblable qu’ils étudient (c’est-à-dire les genres de problèmes jugés comme importants ou légitimes) et les canons de validité pour l’acceptation de différentes sortes de connaissance ». En revanche, les critères de vérité qui sont propres aux connaissances technique et pragmatique ne sont pas dépendants du contexte institutionnel. Pour autant, celles-ci ont pu influer sur l’évolution de la connaissance désintéressée. En effet, si le « complexe culturel » en vigueur dans une société donnée valorise fortement la production de l’un ou l’autre de ces savoirs, il est probable que les systèmes de représentation du monde créés sous l’impulsion de l’instinct de curiosité désintéressée reflèteront cette orientation, de quelque façon que ce soit.

Notes
114.

« It is on the higher levels of speculative generalisation that the impressive mutations in the development of thought have taken place, and that the shifting of points of view and the clashing of convictions have drawn men into controversy and analysis of their ideas and have given rise to schools of thought. The matter-of-fact generalisations have met with relatively few adventures and have afforded little scope for intellectual initiative and profoundly picturesque speculation ».

115.

« The pragmatic knowledge of the early days differs scarcely at all in character from that of the maturest phases of culture ».