1.2. Les grandes étapes de la pensée pré-scientifique

Dans « The Evolution of the Scientific Point of View », Veblen [1908b] tente d’identifier les principaux systèmes de représentation du monde élaborés dans l’histoire. L’enjeu principal de cette investigation est de comprendre pourquoi et comment la science est apparue et a évolué jusqu’à prendre sa forme contemporaine. Ainsi, notre auteur se demande « ce qu’ont pu être les toutes premières normes de connaissance systématique qui auraient satisfait la curiosité des toutes premières générations d’hommes, de la même manière que la recherche scientifique a contenté la curiosité des générations ultérieures » 116 [1908b, p. 40]. Pour répondre à cette question, il convient d’identifier les caractéristiques institutionnelles propres à l’ère sauvage, puisque ce sont elles qui ont déterminé la façon dont l’homme s’est représenté le monde à ce stade originel de l’humanité.

Selon Veblen [1908b, p. 47], la première forme d’organisation sociale fut la « communauté agricole à caractère principalement pacifique », si bien que la vie de l’homme y était tout entière tournée vers l’entretien et la reproduction des plantes et des animaux. Aussi les habitudes de pensée prévalant dans les sociétés primitives étaient-elles fortement marquées par « un schéma de fécondité, de fertilité et de croissance » [1914, p. 93]. Par conséquent, « dans une telle culture, il est probable que la connaissance cosmologique offre des explications de l’ordre des choses en termes de reproduction ou de germination et de croissance » 117 [1908b, p. 47]. Les hommes vont donc progressivement élaboré un système de représentation anthropomorphique du monde fondé sur « le cycle biologique » [Vinokur, 1968, p. 23]. D’abord, les plantes et les animaux se voient imputer des facultés téléologiques analogues à celles de l’être humain. Puis apparaissent des explications plus systématiques du monde dans lesquelles la fécondité est mise au premier plan. Enfin, « quand les phases plus élaborées de ces rites magiques de l’agriculture en viennent, par un anthropomorphisme exacerbé, à donner naissance à des observances religieuses et des développements mythologiques, les démons et les divinités les plus importants qui émergent alors sont des femmes et c’est là encore l’idée de maternité qui est manifeste » 118 [1914, p. 97]. Ainsi, les hommes vivant à l’ère sauvage auraient conçu une « théologie polythéiste », dans laquelle les relations qu’ils entretenaient avec des puissances divines sexuées relevaient de la « consanguinité » [1908b, p. 47]. Les premiers systèmes de représentation du monde reflèteraient donc, avec plus ou moins de fantaisie, l’état des arts industriels des débuts de l’humanité. En d’autres termes, la connaissance désintéressée élaborée dans les sociétés primitives ne serait pas étrangère au stock de connaissances techniques qui y était détenu. Néanmoins, il faut se garder d’établir un lien de causalité direct entre ces deux types de savoir 119 . En effet, d’après Veblen, ce sont toujours des facteurs institutionnels et non techniques qui contrôlent de façon immédiate la connaissance désintéressée produite dans une société donnée. En l’occurrence, c’est parce que la production des biens de subsistance est la principale préoccupation des peuplades primitives, que les techniques de l’agriculture et de l’élevage sont au cœur de leur système de représentation du monde.

Avec l’avènement de « l’ère barbare » 120 , l’environnement culturel pacifique qui caractérisait jusqu’alors les sociétés cède sa place à « un ordre établi de vie prédatrice, impliquant la domination et la servitude, des gradations de privilèges et d’honneurs, la coercition et la sujétion des personnes » 121 [1906a, p. 10]. Du fait de cette évolution institutionnelle, la façon dont les hommes se représentent le monde se modifie considérablement. Comme nous l’avons déjà souligné, les institutions propres au stade barbare auraient fortement encouragé le développement de la connaissance pragmatique. Par suite, les représentations systématiques du monde élaborées à cette époque auraient elles-mêmes pris de lourds accents pragmatiques : « même si les motivations qui le sous-tendent sont impartiales ou désintéressées, le système de connaissance en vient à être formulé dans les mêmes termes [i.e. pragmatiques], car telles sont les habitudes de pensée et les critères de discrimination imposés par la vie quotidienne » 122 [1906a, p. 11]. Selon Veblen, si la connaissance désintéressée produite sous « l’ère barbare » fait montre d’un anthropomorphisme aussi prononcé que celui à l’œuvre dans les mythes primitifs, celui-ci n’est pas de même nature. Alors que les représentations animistes élaborées durant l’ère sauvage dérivaient d’une « auto-contamination de l’instinct du travail bien fait » (cf. supra chap. 1, 3.3.), celles qui apparaissent au stade barbare trouvent leur origine dans les instincts de rivalité. En effet, « c’est un anthropomorphisme qui, par habitude, se conforme au système de préconceptions prédateur de la culture pécuniaire 123 , tel que la routine de la vie l’a forgé et rendu convaincant aux yeux des hommes vivant sous la discipline de l’émulation, des distinctions dégradantes et des convenances établies en matière pécuniaire » 124 [1914, p. 179]. Cette nouvelle façon de penser le monde se traduit d’abord par l’adoption de « déités masculines » auxquelles sont imputés « un tempérament coercitif, autoritaire et arbitraire et une dignité princière plus ou moins grande ». Puis, progressivement, s’imposent un « schéma monothéiste et patriarcal de gouvernement divin » et la « croyance en des règles imposées par ordonnance divine et contrôlant l’univers naturel ». Autrement dit, le monde ne serait plus interprété comme sous l’ère sauvage, conformément au cycle biologique, mais « en termes d’autorité créatrice » 125 [1908b, p. 48].

En définitive, on retrouve bien au niveau du stade barbare, l’idée selon laquelle la matrice institutionnelle d’une société tend à imprimer ses principales caractéristiques au système de représentation du monde élaboré dans cette société. Selon Veblen [1908b, pp. 48-49], la « Chrétienté médiévale » et sa « scolastique » constituent un exemple particulièrement représentatif de cette « concomitance entre le système des connaissances et celui des institutions ». Ainsi, les structures hiérarchiques, statutaires et coercitives des sociétés féodales d’Europe occidentale trouvent-elles leur pendant dans la croyance en « une Providence toute puissante, ayant pour objectif d’entretenir son propre prestige » 126 [1906a, p. 11]. Dans cet environnement institutionnel, la connaissance technique est socialement dévalorisée et n’a donc aucun impact sur le contenu de la connaissance désintéressée. Néanmoins, dès que les relations sociales commencent à s’apaiser, la connaissance « qui s’en tient aux faits » se développe à nouveau dans la sphère industrielle où elle se trouve, au moins pendant quelque temps, strictement circonscrite [1908b, p. 49 ; 1914, pp. 180-182].

Notes
116.

« What may have been the earliest norms of systematic knowledge, such as would serve the curiosity of the earliest generations of men in a way analogous to the service rendered the curiosity of later generations by scientific inquiry ».

117.

« In such a culture the cosmological lore is likely to offer explanations of the scheme of things in terms of generation or germination and growth ».

118.

« When the more elaborate phases of these magical rites of husbandry come, by further superinduction of anthropomorphism, to grow into religious observances and mythological tenets, the greater daimones and divinities that emerge in the shuffle are women, and again it is the motherhood of women that is in evidence ».

119.

Ce lien n’est pas même univoque puisque les conceptions anthropomorphiques développées dans les sociétés primitives ont influé sur leur trajectoire technologique (cf. supra chap. 1, 3.3).

120.

Nous négligeons ici les processus sous-jacents à l’évolution institutionnelle des sociétés. L’analyse veblenienne du changement institutionnel sera développée et discutée dans le détail infra chap. 7.

121.

« A settled scheme of predaceous life, involving mastery and servitude, gradations of privilege and honor, coercion and personal dependence ».

122.

« The system of knowledge, even in so far as its motives are of a dispassionate or idle kind, falls into the like terms, because such are the habits of thought and the standards of discrimination enforced by daily life ».

123.

Veblen divise l’ère barbare en deux périodes : « la phase prédatrice de la culture pécuniaire » durant laquelle les instincts de rivalité s’expriment principalement dans la violence physique et « la phase commerciale de la culture pécuniaire » où l’émulation emprunte des voies plus sereines, de nature économique. Cette seconde phase a des prolongements importants dans l’ère artisanale et celle des machines.

124.

« It is an anthropomorphism which by habit conforms to the predatory-pecuniary scheme of preconceptions, such as the routine of life has made ready and convincing to men living under the discipline of emulation, invidious distinctions and authentic pecuniary decorum ».

125.

« A coercive, imperious, arbitrary animus and a degree of princely dignity » ; « a monotheistic, patriarchal scheme of divine government » ; « a belief in the control of the natural universe by rules imposed by divine ordinance » ; « in terms of creative fiat ».

126.

« An all-powerful Providence with a view to the maintenance of his own prestige ».