1.3. La formation du point de vue scientifique « moderne »

Nous exposons la façon dont Veblen analyse l’émergence de la science (1.3.1.), puis celle de la « science moderne » (1.3.2.).

1.3.1. L’émergence de la science

Avec l’essor de la bourgeoisie, un nouveau système institutionnel tend progressivement à supplanter le schème culturel du stade barbare [1914, pp. 183-186]. Selon Veblen [1906a, p. 12], le démantèlement des structures féodales dérive largement des « changements que l’époque moderne apporte dans l’industrie et l’organisation économique de la société ». En effet, cette période est principalement marquée par le développement de l’artisanat et du petit commerce, de sorte que « les institutions de la civilisation européenne entretiennent une relation plus intime avec les exigences de l’industrie et de la technologie » 127 [1908b, p. 49]. Cette évolution institutionnelle a des répercussions considérables sur la façon dont les hommes se représentent le monde. Ainsi, cette époque voit la « curiosité désintéressée » devenir communément synonyme d’« esprit scientifique » [1906a, p. 12].

Les représentations systématiques du monde qui se développent sous l’ère artisanale confèrent une place centrale à « la loi de cause à effet ». Néanmoins, cette conception de la causalité reste empreinte d’anthropomorphisme. Bien que le contexte institutionnel soit très différent, l’imputation d’une finalité aux phénomènes observés dérive, comme sous l’ère sauvage, d’une « auto-contamination de l’instinct du travail bien fait » : « l’homme de métier […] était la figure centrale dans la situation culturelle de l’époque, si bien que les concepts des scientifiques en vinrent à être façonnés à son image » 128 [1906a, pp. 13-14]. Ainsi, « la causalité est-elle conçue comme le travail manuel » [1914, p. 264]. De façon générale, cela revient à supposer que « rien n’apparaît dans l’effet qui n’était contenu dans la cause, de même que rien n’apparaît dans le produit du travail artisanal qui n’était déjà présent dans le savoir-faire de l’artisan » 129 [1904a, p. 364]. Tout comme celui-ci s’emploie à transformer de la matière brute en un bien manufacturé en suivant une démarche méthodique, le monde serait dirigé par des « ‘lois naturelles’ » qui « établissent scrupuleusement la procédure adéquate par laquelle une cause donnée aboutit, dans un processus créatif, à la réalisation d’un effet donné » 130 [1908b, p. 52]. En d’autres termes, la nature est censée être régie par des lois qui gouvernent toute séquence causale et définissent ex ante le but vers lequel cette séquence doit nécessairement tendre. En outre, ces lois sont supposées servir une même finalité ultime, au sens où elles « imputent nécessairement aux faits et aux événements [sur lesquels elles s’exercent] un mouvement tendant vers un idéal de bien et d’équité, voire de bienveillance universelle » 131 [1908b, p. 53n.]. Les lois naturelles qui régissent l’univers et que la science cherche à mettre à jour sont donc non seulement conçues comme l’expression de la vérité absolue mais comme le fondement du bien, de la justice et de la morale 132 .

Les représentations systématiques du monde élaborées au faîte de l’ère artisanale sont encore profondément ancrées dans la religion. Toutefois, l’image de Dieu n’est plus celle qui prévalait au stade barbare. D’entité coercitive et autoritaire soumettant l’homme à son propre désir de puissance, « Dieu […] devient principalement un artisan consciencieux dont le travail consiste à créer des choses utiles pour l’homme » 133 [1906a, p. 14]. À la fin de l’ère artisanale, c’est la figure de Dieu elle-même qui perd de son importance dans le contenu de la connaissance désintéressée. Les références religieuses se font plus discrètes, de sorte que la science se distingue de plus en plus de la théologie. Certes, « l’Ordre de Nature » est toujours conçu comme l’expression d’un travail bien fait, suivant des procédures connaissables et susceptibles d’être mises au service du bien-être de l’homme. Cependant, les fondements divins des lois naturelles se trouvent de plus en plus rejetés à l’arrière-plan de l’analyse [1914, pp. 258-260]. En outre, un facteur important va s’opposer à la conception « quasi personnelle » de la causalité qui dérive de l’imputation des qualités de l’artisan aux faits naturels [1906a, p. 15]. En effet, l’ère artisanale est aussi caractérisée par une intensification des échanges commerciaux. Or, selon Veblen, le développement des relations marchandes a instillé dans les sociétés européennes, des habitudes de pensée propices à une analyse objective des phénomènes [Shannon, 1996, p. 13]. Ainsi, Veblen [1914, pp. 244-245] affirme que « la logique et les concepts de la comptabilité sont totalement impersonnels et impartiaux », si bien que celle-ci peut être considérée comme « le commencement de la statistique ». En particulier, « le concept de prix est typique de l’appréhension quantitative, objective et impersonnelle des choses » 134 . Aussi le système des prix a-t-il été la principale contre-tendance à l’anthropomorphisme des représentations du monde élaborées sous l’ère artisanale. Cependant, c’est l’impact du machinisme sur les institutions des sociétés occidentales qui va finalement donner à la science moderne ses principaux attributs.

Notes
127.

« The institutions of European civilisation fall into a more intimate relation with the exigencies of industry and technology ».

128.

« The workman […] was the central figure in the cultural situation of the time ; and so the concepts of the scientists came to be drawn in the image of the workman ».

129.

« Nothing appears in the effect but what was contained in the cause, in a manner which suggests the rule that nothing appears in the product of handicraft but what was present in the skill of the artificer ».

130.

« The ‘natural laws’ […] punctiliously formulate the due procedure of any given cause creatively working out the achievement of a given effect ».

131.

« ‘Natural laws’ […] necessarily impute to the facts and events in question a tendency to a good and equitable, if not beneficent, consummation ».

132.

Cette seconde caractéristique sert d’assise au « système des Droits Naturels » qui est le pendant juridique de ce système de représentation du monde fondé sur un « Ordre de Nature » [1914, p. 286] (cf. infra chap. 3, 1.2.3.).

133.

« The deity […] becomes primarily a creator engaged in the workmanlike occupation of making things useful for man ».

134.

« The logic and concepts of accountancy are wholly impersonal and dispassionate ». « Accountancy is the beginning of statistics, and the price concept is a type of the objective impersonal, quantitative apprehension of things ».