1.3.2. De la science à la « science moderne »

Selon Veblen, les progrès considérables enregistrés dans les arts mécaniques, dès la fin du dix-huitième siècle en Grande-Bretagne ont profondément influé sur les habitudes de pensée répandues dans les pays occidentaux. Ainsi, « dans la culture moderne, l’industrie, les processus industriels et les produits industriels [...] sont devenus la principale force façonnant la vie quotidienne des hommes et par conséquent le principal facteur déterminant leurs habitudes de pensée ». En définitive, « les hommes ont donc appris à penser de la façon dont les processus technologiques se déroulent » 135 [1906a, p. 17]. Dès lors, cette évolution institutionnelle va être à l’origine de transformations substantielles dans l’objet et la méthode de la science. Telle qu’elle émerge au cours du XIXe siècle, la science moderne « ne construit plus l’histoire d’une cause œuvrant pour produire un effet donné – à la manière d’un artisan habile produisant des biens ouvrés ; elle construit l’histoire d’un processus dans lequel il n’est guère nécessaire d’opérer, de façon détaillée et précise, une distinction entre la cause et l’effet, car le mécanisme de causalité s’y déploie lui-même selon une séquence ininterrompue de changements cumulatifs » 136 [1906a, p. 16]. Les théories scientifiques ne visent donc plus à découvrir des « lois naturelles », c’est-à-dire « les lois du ‘cours normal’ des choses » [1904a, p. 364]. Au contraire, le postulat fondamental de la science moderne est celui de la perpétuelle évolution du monde. Son objet est toujours de produire une analyse dynamique d’un processus. D’un point de vue méthodologique, la science tend, de façon corollaire, à se défaire de ses préconceptions anthropomorphiques. Compte tenu de son objet, la science moderne n’a plus besoin de postuler l’existence d’un « Grand Artificier – l’artisan surnaturel » [1914, p. 257] qui incarnerait à la fois l’origine de l’univers et sa finalité. En effet, les questions de la cause première et de la fin ultime sont rejetées hors du champ scientifique : c’est « le processus de causalité, l’intervalle d’instabilité et de transition entre la cause initiale et l’effet définitif, [qui] en est venu à prendre la première place dans l’investigation » 137 [1908b, p. 37]. En conséquence, la science moderne aborde les phénomènes d’une façon « impersonnelle » et « qui s’en tient aux faits », comme un enchaînement de causes et d’effets s’inscrivant dans un processus d’évolution cumulatif et non téléologique [1906a, p. 16 ; 1908b, p. 37].

Cependant, le point de vue scientifique moderne ne s’est pas imposé uniformément dans tous les champs disciplinaires. C’est dans les sciences matérielles les plus directement impliquées dans l’étude des processus mécaniques que cette façon d’appréhender les phénomènes s’est d’abord développée [1898a, pp. 63-64 ; 1904a, p. 367]. Toutefois, les sciences naturelles ou organiques ont, à leur tour, rapidement et scrupuleusement intégré cette démarche, à tel point que Veblen considère la pensée darwinienne comme l’archétype de la science moderne, n’hésitant pas à établir une distinction typologique entre les théories « pré-évolutionnistes » ou « pré-darwiniennes » d’une part, et les théories « post-évolutionnistes » ou « post-darwiniennes » d’autre part 138 [1904a, pp. 369-370 ; 1908b, p. 36-37]. Inversement, il souligne, dès 1898, combien les « sciences morales, sociales ou spirituelles » ont du mal à se défaire de leur « point de vue archaïque ». Cette résistance à l’adoption des canons scientifiques modernes s’explique d’abord par le fait que les processus dont traitent ces sciences sont « moins tangibles » et donc moins facilement identifiables que certains processus physiques ou biologiques [1898a, p. 64]. Elle tient aussi à l’orientation pragmatique, au sens où Veblen entend ce terme, que prennent parfois ces disciplines. Selon notre auteur, en effet, les théories élaborées en sciences sociales visent parfois plus à légitimer l’ordre social en vigueur au profit d’« intérêts établis », qu’à véritablement expliquer les institutions et les ressorts de leur évolution. Ce travers est vrai de l’économie et plus encore de la science politique dont Veblen considère qu’elle n’a généralement de scientifique que l’appellation [Hodder, 1956, p. 75 ; Tilman, 1995, pp. 242-243 ; 1996, pp. 185-187].

Enfin, à l’instar de tous les systèmes de représentation du monde élaborés dans l’histoire, la science moderne repose sur des postulats métaphysiques. C’est notamment le cas du principe, admis par les physiciens, selon lequel « l’action ne peut avoir lieu à distance », c’est-à-dire qu’« une action se produisant apparemment à distance doit être expliquée par un contact effectif, via un continuum, ou par un transfert de matière » 139 [1908b, p. 35n.]. Ce postulat de « l’action par contact » n’est pas un « fait de simple observation » mais « une habitude de pensée », une préconception métaphysique dont la validité empirique n’est pas prouvée [1914, p. 331]. Selon Veblen [1914, pp. 332-333], il constitue vraisemblablement une survivance anthropomorphique héritée de l’ère artisanale. Sa persistance dans la science moderne tient à ce qu’il joue un rôle central dans le domaine des arts mécaniques : « puisque l’action par contact est, dans l’ensemble, le principe de fonctionnement du processus de la machine, elle est aussi admise comme le postulat principal dans l’élaboration de toute connaissance exacte de faits impersonnels » 140 [1914, p. 331]. Veblen ironise sur cet attachement indéfectible des scientifiques au postulat de l’action par contact. Ainsi, il souligne que non seulement ce principe n’est pas consubstantiel aux formulations mathématiques des théories scientifiques, mais que ces formules pourraient aussi bien et souvent plus simplement être interprétées en recourant à « l’hypothèse de concomitance ou de séquence à distance » : « pour se rendre compte des difficultés qui assaillent ce postulat de l’action par seule continuité mécanique et de l’absurdité prima facie du principe lui-même, il suffit de se remémorer les théories tortueuses de la gravitation qui ont été élaborées pour le préserver et cette merveille d’intangibilité incongrue connue sous le nom d’éther – un fluide à la fois rigide et impondérable » 141 [1914, p. 336].

Par ailleurs, au postulat de l’action par contact est associé un autre principe fondamental de la science moderne, selon lequel la quantité globale de matière et d’énergie est une donnée invariable. Ce principe de « conservation de l’énergie ou [de] persistance de la quantité » est également un « postulat métaphysique de la science », dans la mesure où « il est, lui aussi, supposé être d’application universelle » bien qu’« il n’admette pas de preuve empirique » [1914, p. 336]. Si ce second postulat a des racines très lointaines, sa validité universelle n’a été admise par la communauté scientifique que vers le deuxième quart du dix-neuvième siècle. Plus précisément, son origine immédiate serait double. Il aurait d’abord bénéficié du développement de la comptabilité durant l’ère artisanale 142 [1904a, p. 364 ; 1914, p. 339]. Toutefois, il n’a pu être accepté comme un principe de portée générale que sous l’ère de la machine, après que la science a cessé d’être fondée sur la croyance en une création divine de l’univers. En mettant l’accent sur le manque de fondement empirique du principe de conservation de l’énergie, le but de Veblen n’est pas de nier son utilité. En effet, tout comme le postulat de l’action par contact, il a permis de réaliser d’importants progrès scientifiques. Selon lui, si ces deux principes sont susceptibles de conduire à des impasses, c’est parce que les scientifiques refusent bien souvent de reconnaître leur statut de préconception métaphysique. C’est ce manque de discernement qui a pu, par exemple, conduire à des situations où « les hommes de science ont entrepris, très ingénument, de prouver la loi de Conservation de l’Énergie aux moyens d’expériences et de raisonnements qui découlaient, de façon totalement naïve, de la supposition tacite du théorème à prouver » 143 [1914, pp. 339-340].

En définitive, la science étant, pour Veblen, une modalité institutionnelle de la connaissance désintéressée, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle repose, comme tous les systèmes de représentation du monde qui l’ont précédée, sur des principes métaphysiques non prouvés. Dans la mesure où ils sont identifiés en tant que tels, ceux-ci ne constituent pas des entraves au développement de la science moderne. Il serait, de toute façon, purement inconcevable de prétendre élaborer quelque connaissance que ce soit sans recourir, consciemment ou non, à de telles préconceptions. En effet, cela supposerait, en toute hypothèse, de s’abstraire de postulats aussi primordiaux que celui de la causalité. Cette façon de poser le problème de la connaissance n’est, bien évidemment, pas étrangère à la formation intellectuelle de Veblen. Aussi, en vue de mieux saisir ses positions épistémologiques, il convient d’identifier leurs principales sources d’inspiration.

Notes
135.

« In the modern culture, industry, industrial processes, and industrial products [...] have become the chief force in shaping men’s daily life, and therefore the chief factor in shaping men’s habits of thought. Hence men have learned to think in terms in which the technological processes act ».

136.

« It no longer constructs the life-history of a cause working to produce a given effect – after the manner of a skilled workman producing a piece of wrought goods – but it constructs the life-history of a process in which the distinction between cause and effect need scarcely be observed in an itemised and specific way, but in which the run of causation unfolds itself in an unbroken sequence of cumulative change ».

137.

« The process of causation, the interval of instability and transition between initial cause and definitive effect, has come to take the first place in the inquiry ».

138.

L’influence du darwinisme sur l’épistémologie veblenienne sera précisée infra 2.3. dans ce chapitre.

139.

« Action at a distance does not take place » ; « apparent action at a distance must be explained by effective contact, through a continuum, or by a material transference ».

140.

« Since action by contact is, on the whole, the working principle in the machine process, it is also accepted as the prime postulate in the formulation of all exact knowledge of impersonal facts ».

141.

« To realise the difficulties which beset this postulate of action by mechanical continuity solely, as well as the primafacie imbecility of the principle itself, it is only necessary to call to mind the tortuous theories of gravitation designed to keep it intact, and the prodigy of incongruous intangibilities known as the ether, – a rigid and imponderable fluid ».

142.

C’est sans doute le principe d’égalité dans la comptabilité en partie double que Veblen a ici à l’esprit.

143.

« Men of science then quite ingenuously set about proving the law of the Conservation of Energy by appeal to experiments and reasoning that proceeded with absolute naïveté on the tacit assumption of the theorem to be proven ».